"En Afrique comme ailleurs, le djihadisme fait aujourd'hui davantage de victimes parmi les musulmans qu'au sein des autres confessions".
L'Obs. Les attaques de Boko Haram, d'Aqmi, des shebab, se multiplient depuis quelques années. La montée en puissance de ce djihadisme islamiste menace-t-elle l'Afrique subsaharienne d'un embrasement religieux, notamment autour de la frontière confessionnelle séparant l'islam, au Nord, et le monde chrétien, au Sud ?
Marc-Antoine Pérouse de Montclos. Il faut absolument se détacher des fantasmes du type « choc des civilisations ». Notamment parce qu'en Afrique comme ailleurs, le djihadisme fait aujourd'hui davantage de victimes parmi les musulmans qu'au sein des autres confessions ; c'est d'abord une insurrection à l'intérieur de l'islam. Beaucoup d'idées fausses circulent aujourd'hui à propos de l'islam en Afrique subsaharienne, à commencer par celle d'une islamisation galopante de l'Afrique de l'Ouest, du Centre, de l'Est, où des mosquées ne cesseraient de sortir de terre, où les conversions se multiplieraient. Une étude du Pew Research Center, un think tank américain, a montré que du début du XXe siècle à aujourd'hui, la proportion des musulmans est restée stable au sein de la population de l'Afrique subsaharienne, à un tiers environ. Dans le même temps, la proportion des chrétiens est passée de 10 % à 50 %[1] : il serait donc plus juste de parler d'une christianisation de la région. Et le phénomène des conversions du christianisme vers l'islam est marginal ; si, en valeur absolue, le nombre de musulmans progresse en Afrique noire, c'est d'abord par la natalité, par une fécondité élevée, souvent supérieure à celle des populations chrétiennes, et par la baisse de la mortalité infantile. Quant au fait que les pratiques religieuses deviendraient de plus en plus conservatrices dans l'islam africain, que, notamment, les femmes se voileraient en masse, c'est là encore, faute de statistiques, une idée difficilement vérifiable, que les médias agitent de manière imprudente.
La montée des violences dues au djihadisme islamique depuis le début du XXIe siècle est en tout cas difficilement contestable... Il existe en effet des mouvements djihadistes, un islam radical africain qui impose ses vues par les armes. Ses trois principaux foyers sont aujourd'hui le Sahel, au Mali et au Niger principalement, avec notamment Aqmi et Al-Mourabitoune ; puis le Nigéria, avec Boko Haram ; enfin la Somalie, où sont apparus les premiers de ces terroristes islamistes, à partir de 1992, dans le contexte de l'intervention militaire américaine. Mais il ne faudrait pas croire qu'il s'agit là d'un phénomène foncièrement nouveau, d'une invention de la modernité ; au XVIIIe et surtout au XIXe siècle, l'Afrique subsaharienne a déjà connu de nombreux mouvements djihadistes, dont l'emprise territoriale et la puissance militaire et politique étaient d'ailleurs bien supérieures à celles des groupes actuels. La plupart de ces révoltes armées menées au nom de l'islam ont alors démarré comme des mouvements de contestation sociale – parfois mêlée de revendications ethniques. Il s'agissait d'abord de contester des impôts excessifs, des injustices sociales et les abus des pouvoirs en place, avant que les motivations religieuses ne prennent le dessus. On peut citer la révolte d'El Hadj Oumar, qui, au milieu du XIXe siècle, entame une guerre sainte aboutissant à la création de l'Empire Toucouleur, du nom de son ethnie, un Etat théocratique qui s'étend sur des territoires appartenant aujourd'hui au Sénégal, au Mali et à la Guinée-Conakry. Au Mali, cet Empire Toucouleur succède à l'Empire du Macina, un autre Etat théocratique pratiquant la charia, qui avait été fondé par le marabout peul Sékou Amadou. Dans l'actuel Nigéria, un imam peul, Usman dan Fodio, qui prêche le djihad contre tous les impies, en particulier contre les cités-Etats des Haoussas, des musulmans accusés de ne pas appliquer la loi islamique, s'empare de leurs territoires pour fonder au début du XIXe siècle l'Empire de Sokoto, cité en modèle par Boko Haram. Ce califat islamique survit jusqu'en 1903, lorsque les Britanniques colonisent le Nigéria – pour lever l’impôt et maintenir l’ordre, ces derniers s'appuieront toutefois sur l'administration de Sokoto et continueront de faire appliquer la charia, y compris la peine de mort, ratifiée par les gouverneurs britanniques en place.
Dans l'idéologie de ces mouvements qui finissent par construire des Etats, il s'agit moins de convertir les non-musulmans – qu'on ne pourrait dès lors plus vendre comme esclaves, car il est interdit de réduire des musulmans en esclavage – que de « réislamiser » les mauvais musulmans aux pratiques impies, corrompus par l'argent, le pouvoir, exploitant leurs coreligionnaires. Et ce sont principalement des musulmans qui sont les victimes de la violence de ces mouvements djihadistes, massacrant à l'arme blanche. Sur ce point, comme sur d'autres, les résonances entre ces groupes du XIXe siècle et les groupes actuels sont nombreuses.
Boko Haram est donc un héritier direct de l'Empire de Sokoto ?
Le mouvement auquel on donne le nom de Boko Haram se réclame aujourd'hui de Daech. Mais sa grande référence reste en effet le califat de Sokoto, auquel il ressemble notamment par l'enchevêtrement de ses revendications religieuses, politiques et sociales. La secte a été fondée vers 2002 à Maiduguri, la capitale de l'Etat du Borno dans le nord-est du Nigéria, par Mohamed Yusuf, un jeune prédicateur radical. Celui-ci s'en prend alors aux autres musulmans, en particulier ses mentors d’inspiration wahhabite, qui l'ont exclu car ils le jugeaient trop virulent. Il dénonce aussi la corruption du gouverneur du Borno, un musulman. A ses débuts, Boko Haram n'est qu'une secte islamique parmi d'autres, avec quelques escarmouches contre les forces armées en 2003-2004. En 2009, une série d'accrochages avec la police dégénère en conflit armé ; c'est après la capture et l'exécution de Yusuf par la police, à l'été 2009, que le mouvement entre dans la clandestinité, se développe et se radicalise, faisant parfois référence à Al-Qaida. Il lance alors des attaques contre des commissariats et des casernes. Mais si les médias occidentaux parlent surtout des attentats perpétrés contre des églises chrétiennes, la plupart des victimes de Boko Haram sont musulmanes, ne serait-ce que parce que le groupe sévit dans des régions majoritairement musulmanes, le nord-est du Nigéria et le nord du Cameroun principalement. Certes, l'objectif principal du mouvement est l'instauration d'un régime théocratique pour appliquer correctement la charia. Mais il s'appuie aussi sur une dynamique politico-sociale liée à la contestation d'un régime nigérian corrompu, et à des tensions ethniques. Boko Haram, ce n'est pas un simple prolongement en terre africaine du djihadisme arabe. C'est une forme endogène, singulière, presque aberrante, du djihadisme contemporain, un groupe relativement isolé, bien plus en tout cas que les mouvements sahéliens, qui ont des connexions avec l'Afrique du Nord, ou que les shebab somaliens, qui ont des liens avec la Péninsule arabique.
Mais comment comprendre cette résurgence du djihadisme africain après plus d'un siècle de sommeil. Est-ce l'effet d'un réveil religieux ?
Ce n'est pas aussi simple ; ce réveil du sentiment religieux est d'ailleurs plus clairement perceptible au sein du christianisme africain, avec l'émergence spectaculaire des Eglises de Réveil, que dans l'islam. Le facteur religieux n'a en fait jamais disparu. Durant la période des indépendances, il était simplement masqué par la vigueur des idéologies nationalistes ; les révoltes de l’époque se revendiquaient plutôt du marxisme. Mais avec la chute du communisme, l'islam est redevenu la principale force de mobilisation politique et sociale. On l'observe bien dans l'histoire récente de la Somalie. En 1991, la dictature marxiste – ou se proclamant telle – de Siad Barre finit par s'écrouler. La guerre civile qui avait éclaté quelques années plus tôt entraîne alors le pays dans un chaos que l'intervention américaine de 1992 ne fait qu'aggraver. Les premiers groupes djihadistes somaliens, comme Al-Ittihad, prospèrent alors sur la haine des Américains, faisant converger dans leur discours les thèmes islamistes et nationalistes. Mais lorsque les troupes américaines finissent par se retirer, en 1995, il leur faut trouver un nouveau registre ; ils affirment dès lors que les violences dues aux affrontements entre seigneurs de la guerre sont une punition divine contre un pays qui s'est éloigné de l'islam. Or l'Union des tribunaux islamiques, qui prend le pouvoir en 2006, parvient à rétablir l'ordre et permet la reprise du commerce à Mogadiscio. L'islam transcende alors les clivages claniques. Mais les interventions éthiopienne puis kenyane ont, depuis lors, de nouveau enflammé le pays. Les shebab, qui constituent la troisième génération du djihadisme somalien, héritiers à la fois de Al-Ittihad et de l'Union des tribunaux islamiques, relaient aujourd'hui un discours nationaliste anti-kenyan. Leurs attaques terroristes contre un centre commercial de Nairobi ou l'université de Garissa étaient des rétorsions contre l’occupation du sud de la Somalie par l’armée kenyane. Le facteur religieux est loin d'être la seule explication du développement de ces nouveaux djihadismes africains.
Ces mouvements peuvent-ils continuer à se développer ? Notamment avec le soutien du djihadisme arabe ?
Si vous faites allusion au fait que le gouvernement saoudien financerait les shebab et les groupes sahéliens, comme beaucoup d'observateurs l'affirment, j’attends de voir les preuves. Quant à Boko Haram, comme je l'ai dit, il a peu de contacts avec l'extérieur. Depuis le début de l'année, le groupe est en difficulté face à la riposte coordonnée des armées tchadienne, nigérienne et camerounaise. Il ne tient plus de territoires et en est réduit à perpétrer des attentats suicide, l’arme du pauvre par excellence.
Propos recueillis par Charles Giol