INTERVIEW. Ce M. Afrique de Bolloré connaît tout des arcanes économiques, politiques aussi, du business franco-africain. Il s'en ouvre au "Point Afrique".

Le Point Afrique : Pourquoi avoir quitté le groupe Bolloré en 2010 pour y revenir cinq après ?

Michel Roussin : Je n'ai jamais vraiment quitté le groupe Bolloré, puisque j'en suis resté l'administrateur et que j'ai continué à apporter une aide chaque fois que Vincent Bolloré l'a souhaité (avec l'accord de mes deux autres présidents). J'ai quitté mes fonctions de vice-président Afrique parce que j'ai eu la possibilité de monter une belle opération dans le cadre de Veolia sur les problèmes d'accès à l'eau potable. Lorsque le président du groupe a été nommé président d'EDF, je me suis occupé d'accès à l'énergie. J'ai été un petit peu déçu parce que je trouve qu'EDF n'a pas fait preuve de beaucoup de dynamisme en Afrique. Le groupe est resté dans des accords de coopération, de formation, mais jamais dans de gros investissements sur des infrastructures. Rien à voir avec l'action des Marocains par exemple qui, en comparaison, n'ont jamais hésité à développer l'accès à l'eau et à l'énergie en Afrique subsaharienne.

C'est à l'occasion d'une réunion avec Vincent Bolloré que je suis revenu au sein du Groupe. En tant que conseiller spécial Afrique, je m'occupe principalement des activités de la BlueLine pour le moment. Je renoue ainsi avec des fonctions que j'avais précédemment dans le train, puisque j'ai été président de Camrail et de Sitarail. Nous avons actuellement 750 personnes au Niger qui posent des rails, c'est un peu la « conquête de l'Ouest ». Imaginez : les Nigériens entendent parler du chemin de fer depuis 75 ans et, là, ils voient déjà 144 kilomètres qui fonctionnent, et la boucle se poursuit. Cette boucle, qui était dans le carton depuis très longtemps, va permettre un vrai développement local, et ce, grâce au secteur privé qui prend l'initiative sur ce projet.

Le Groupe Bolloré marche bien en Afrique. A-t-il une recette particulière ? Si oui, laquelle ?

Ce qui est fascinant chez Vincent Bolloré, c'est qu'il investit et réinvestit en Afrique, alors que, souvent, les entreprises françaises ont le défaut d'être courts-termistes, de monter un coup, le réussir et disparaître. Vincent Bolloré est en Afrique depuis 30 ans, et, à l'époque déjà, il disait que l'Afrique c'était l'avenir. Le Groupe investit 400 millions d'euros par an en Afrique pour un continent qui représente un quart du chiffre d'affaires du groupe. Vincent Bolloré fait en sorte que les activités qu'il développe soient profitables aux deux parties, qu'elles se déroulent dans le cadre d'un partenariat, et pas seulement un partenariat « bel foum » (avec la bouche, en arabe dans la conversation), mais un partenariat qui soit concret avec des prises de position, des accords, etc. Une des autres raisons qui m'a beaucoup attaché à Vincent Bolloré, c'est qu'il a complètement africanisé son groupe, les directeurs régionaux sont des Africains. Fini l'époque de l'expat ! En plus de former le personnel, nous avons des cycles de formation, des stages ; nous organisons également une mobilité interne, ce qui fait que l'on peut très bien avoir en Mauritanie un Gabonais, par exemple. Nous avons réussi à donner aux employés du Groupe cette culture d'entreprise « Bolloré » qui dépasse les frontières nationales. Être très africain, c'est valable non seulement pour les grutiers sur les ports ou sur les chemins de fer, mais également pour les directeurs financiers de nos filiales. Nous avons même des filiales qui sont 100 % africaines, et où parfois nous ne sommes pas majoritaires, mais où ce sont les capitaux africains qui sont majoritaires. C'est ce qui fait la force de Bolloré. Nous sommes l'un des plus gros employeurs africains, ainsi que l'un des contribuables les plus importants en Afrique.

 

L'Afrique occupe une place privilégiée pour le Groupe. Est-elle amenée à la garder ?

Oui, c'est évident, même si cela ne dépend pas que de nous. Il y a encore beaucoup de pays du continent où les installations portuaires sont aux mains des pouvoirs publics. Ainsi, le Groupe Bolloré est très peu présent en Afrique de l'Est parce tous les terminaux portuaires et en général toutes les structures logistiques y sont étatiques. Mais dès qu'il y a une opportunité, le Groupe Bolloré est candidat et vient soumettre ses propositions dans le cadre des appels d'offres internationaux. Nous avons ce que l'on appelle la commission transport, qui est une activité latérale du groupe avec un réseau mondial et dont le métier est de choisir pour un client la meilleure filière pour transporter d'un point à un autre, que ce soit une turbine ou des conteneurs. Nous sommes installés dans un nombre très important de pays, ce qui fait que l'on a la capacité d'observer l'évolution de la situation et d'être attentif aux opportunités qui se présentent. Bien sûr, nous ne sommes pas présents qu'en Afrique francophone, nous sommes aussi présents en Angola, au Mozambique, en Afrique du Sud, et même au Sud-Soudan !

Le Groupe Bolloré investit énormément dans la logistique et le transport en Afrique. Quid des autres secteurs ?

Nous sommes présents sur des marchés tels que l'agroalimentaire, et l'agriculture dans un certain nombre de plantations comme au Ghana et en Côte d'Ivoire notamment. Tout cela est lié à notre activité principale dans le secteur logistique puisqu'après il y a le transport qui s'effectue. Nous ne sommes pas dans le coton, puisque le coton est très étatisé, mais, par exemple, une des grosses activités de Sitarail est de descendre le coton en chemin de fer jusqu'au port d'Abidjan pour son exportation. Vincent Bolloré s'intéresse également, dans le cadre de ses activités de président du Conseil de surveillance de Vivendi, à l'Afrique, avec Canal+ notamment. J'ai entendu Vincent Bolloré dire qu'il y avait des nouveaux talents à trouver en Afrique et qu'il fallait relancer le cinéma africain, empêcher que les salles ferment, etc. Il m'a d'ailleurs chargé de faire un inventaire des salles de cinéma existantes, de celles détruites et de celles qui ont existé. Il réfléchit sûrement à un développement des activités cinématographiques sur le continent.

Quel regard portez-vous sur la France en Afrique aujourd'hui ?

La France serait bien inspirée de regarder l'approche marocaine du continent. En 1994, le roi Hassan II m'a dit « Monsieur le Ministre, bientôt vous n'aurez plus les moyens de la coopération avec l'Afrique subsaharienne. Organisons quelque chose, le Maroc, la France et les pays d'Afrique subsaharienne. On doit pouvoir faire quelque chose ensemble. » Cette idée a été reprise par son fils, le roi Mohammed VI, et je trouve extraordinaire que le souverain quitte le Royaume pendant 19 jours pour aller faire le tour des pays d'Afrique, alors que ni son père ni son grand-père ne sont partis plus de 4 jours. Ce n'est pas Sarkozy qui s'arrête à Kinshasa, traverse le fleuve pour voir Sassou pour une signature, repart au Niger où il déjeune avant de rentrer en France pour le dessert. Trois pays en un jour et demi ! Hollande, c'est pareil : il vient pour passer 4 heures au Bénin. Quatre heures ! Le temps est important en Afrique, et, ça, le Groupe Bolloré l'a bien intégré. Et Vincent Bolloré le tout premier, puisque c'est lui qui va ouvrir sur l'Afrique à partir de ce qu'il va constater sur les couloirs économiques. Il a intégré l'importance des relations transfrontalières et a construit son modèle à partir de cette observation. Il va passer du temps, déjeuner ou dîner et, s'il faut voir le ministre des Transports, prendre le temps qu'il faut pour le voir. C'est pour cela que nous avons ce long parcours en Afrique. Il faut voir les gens, expliquer et avoir de la considération pour ses partenaires, les comprendre, intégrer leurs difficultés, et surtout ne pas raisonner depuis Paris. La chance du Groupe Bolloré, c'est que l'on raisonne les problèmes africains en Afrique et avec des collaborateurs africains. Bolloré, c'est une famille, un nom, et des fonds. Jusqu'à présent, nous avons toujours financé nos projets en Afrique en fonds propres. Cela est une vraie force pour une entreprise familiale qui a traversé 200 ans de tradition, de vie et de difficultés, donc in fine d'expertise.

Expliquez-nous comment vos projets s'inscrivent dans la dynamique du développement de l'Afrique ?

Un exemple : la BlueLine. Autour de la BlueLine, nous avons mis en place un concept : les BlueZones. Dans un même lieu, vous trouvez ainsi un espace où des individus se retrouvent et ont la possibilité d'exercer un certain nombre d'activités. On y capte l'énergie solaire que l'on stocke dans les batteries Bolloré (les mêmes que celles des Autolib'). Ces batteries restituent cette même énergie le soir, ce qui sert à produire 10 000 litres d'eau. Il y a également des terrains de sport, des zones pour se retrouver, des petits ateliers pour que les femmes puissent faire marcher leurs machines à coudre électriques, mais également recharger les ordinateurs et les téléphones. Ce sont des espaces conviviaux avec des salles de spectacles ouvertes pour que l'on puisse diffuser des films... Il y a aussi à chaque fois un dispensaire. On fabrique ainsi des lieux de vie. Et là où la densité de population est moindre, on fait des BluePoints. Voilà ce que nous faisons à notre niveau. C'est de la Responsabilité sociale d'entreprise (RSE). Le développement, quoi que l'on en dise, reste du ressort des États. Bien sûr, si l'on peut s'intégrer dans des logiques de développement décidées par le continent, nous le faisons, sinon, nous traçons notre route avec nos partenaires locaux. En cela, nous jouons un rôle économique essentiel. S'il n'y a pas de trains et de ports, il n'y a pas de développement.

Comment se sont déroulées les négociations autour de la BlueLine ?

C'est simple. Les États décident et font appel à un partenaire privé qu'ils choisissent. En ce qui nous concerne, ce sont les exécutifs locaux qui sont venus nous chercher. C'est par la suite que nous avons négocié les concessions. Les négociations ont été rudes, car les partenaires sont vigilants. Nous nous rémunérons avec les concessions dont les durées se négocient. Par exemple, celles de la BlueLine sont encore en cours de négociations. Elles sont séparées pour chaque tronçon transnational du chemin de fer. Une société patrimoniale gère à chaque fois chaque tronçon de rails. Vous avez les deux États qui sont majoritaires, et le groupe Bolloré est minoritaire dans Benirail pour le Bénin et le Niger. C'est le même modèle que celui de Sitarail qui existe entre le Burkina Fasso et la Côte d'Ivoire. Il n'y a pas une entité supranationale qui supervise tous les travaux de la BlueLine, chaque tronçon fait l'objet de négociations séparées. La confiance qui nous est accordée vient certainement du fait qu'il y a très peu de groupes étrangers qui investiraient 2,5 milliards d'euros sur 10 ans. En ce qui nous concerne, qu'il y ait appel d'offres ou pas, si nous sommes sollicités, nous répondons. Ce n'est pas nous qui sommes venus proposer nos services. Ça ne se fait plus comme ça, c'est fini. La France ne peut plus considérer l'Afrique comme un marché captif.

Faut-il avoir peur de la Chinafrique ?

Quand j'entends certains dire "eh, mais il y a les Chinois", je réponds « et alors ? Soyons dégourdis, travaillons avec eux ». Pourquoi ne pas trouver des partenariats avec eux sur un certain nombre de dossiers ? On le fait bien dans le domaine de l'aéronautique, du nucléaire, de l'électricité, de l'automobile… Il n'y a pas de raison. Ils sont déjà là les Chinois, alors… Nous-mêmes avons commencé, il y a longtemps, à travailler avec les Chinois. Nous étions à l'époque un transporteur maritime et nous avions des escales en Chine. Tant mieux pour l'Afrique qu'il y ait des Chinois, que l'Afrique se soit ouverte et qu'il y ait de nouveaux acteurs économiques. Nous ne devons pas avoir peur de la compétition. La Chine en Afrique n'a jamais été considérée comme une difficulté pour le Groupe Bolloré. C'est aussi de la compétition, mais à nous d'être astucieux. Quand une entreprise de génie civil marocaine travaille sur le port de Libreville, nous travaillons avec elle puisque nous sommes manutentionnaires. Quand on a un marché possible et que l'on se bat, l'Afrique est forcément gagnante. Au Mozambique, par exemple, EDF n'a pas été assez « pushy ». Résultat : on a vu arriver le brésilien Electrobras. Tant mieux pour le Mozambique. Il y a une relation qui existe entre la France et la Chine. Il y a un comité France-Chine, deux groupes d'amitié, un au Sénat, un à l'Assemblée nationale. Donc, on a tout intérêt à trouver des partenariats avec les Chinois. Ils ont cette facilité d'avoir EximBank (la Banque d'exportation et d'importation de Chine) et d'apporter les financements. En face, pour nous, et c'est ce que je vis au Medef, il y a un vrai parcours du combattant à Bruxelles. Il faut aussi aller pleurer à Bercy, voir Proparco. C'est beaucoup de temps tout ça. Nous, nous avons un avantage : sur place en Afrique, les Chinois ont besoin de décodeurs. Or, quel est le meilleur décodeur de l'Afrique, si ce n'est la France ?

Michel Roussin : sa bio-express

Né à Rabat « à une époque où déjà le Maroc était une porte ouverte vers l'Afrique subsaharienne », Michel Roussin a toujours maintenu un lien avec le continent qui l'a vu  naître. Dès ses premières fonctions, l'Afrique est là. Chargé de mission auprès du Président de la Compagnie Générale des Eaux au début des années 80, il a eu, entre autres, à s'occuper du dossier de l'eau au Niger et au Sénégal. Il a ensuite été  directeur de cabinet d'Alexandre de Marenches, années durant lesquelles il a suivi avec intérêt le développement de la situation politique et économique sur le terrain. «Et puis j'ai eu cette chance un jour d'être ministre de la Coopération et là se sont créées des relations très personnelles avec des acteurs dans le domaine économique, des relations privées avec des institutionnels ainsi qu'avec les pouvoirs publics locaux ». Cette relation avec le continent, il la poursuit lorsqu'il est au Conseil Economique et Social où il noue des relations avec les Conseils économiques et sociaux africains. Depuis 1995, il a accompagné plus de 2 300 entreprises françaises en Afrique en tant que vice-président du MEDEF international. Auteur d'« Afrique Majeure », Michel Roussin est donc loin d'être un étranger sur le continent. «J'ai connu autre chose que l'Afrique du business, de l'avion, de l'hôtel, de la signature d'un contrat. J'ai  pris des taxis-brousse et suis allé dans les bleds au plus près des et problèmes ». De quoi améliorer sa maîtrise des environnements africains. Une qualité nécessaire face à un continent en pleine mutation où la concurrence est de plus en plus rude. L'économique ne suffit pas, il faut aussi une bonne connaissance des hommes et des femmes du continent pour mieux y développer des affaires.

Par Nadia Rabbaa