Les États-Unis et l'Iran n'ont plus de relations diplomatiques directes depuis 34 ans. L'offensive menée par des jihadistes ultra-radicaux en Irak pourrait cependant précipiter leurs retrouvailles. La nouvelle série de négociations sur le nucléaire iranien qui s'est ouverte ce lundi à Vienne a déjà permis des échanges à ce sujet, ont d'ailleurs fait savoir Américains et Iraniens.
Quelques heures avant un démenti du Pentagone, le chef de la diplomatie américaine, John Kerry, avait dit lundi ne "rien" exclure à propos d'une éventuelle coopération entre les États-Unis et l'Iran pour aider l'Irak à sauvegarder son intégrité territoriale.
L'hypothèse -même lointaine- d'une coopération directe entre les deux États, illustre l'ampleur des secousses provoquées par la situation dans la péninsule arabique: un conflit confessionnel constitué autour de l'opposition séculaire entre sunnisme et chiisme, les deux principaux courants de l'islam; et entre l'Arabie saoudite (sunnite) et l'Iran (chiite), les deux incontournables puissances régionales, séparées par le territoire irakien.
Mercredi 18 juin en début d'après-midi, l'Iran a posé comme condition à une éventuelle coopération avec les Etats-Unis la réussite des pourparlers dans le dossier nucléaire. Les discussions 5+1 "sont un test de confiance", a déclaré à Oslo Mohammad Nahavandian, le chef de cabinet du président de la République iranienne. "Si cela débouche sur une résolution finale, il pourrait alors y avoir des opportunités de discussion sur d'autres thèmes", a-t-il dit.
L'EEIL souhaite installer un État sunnite entre deux régimes chiites
La ligne de fracture explique tout dans cette situation explosive. D'un côté, des sunnites opposés aux régimes chiites de Syrie et d'Irak et soutenus par plusieurs pays du Golfe dont l'Arabie saoudite. De l'autre, des chiites irakiens minoritaires mais puissants, soutenus par l'Iran et -dans une moindre mesure- par les États-Unis. L'enjeu pour ces deux blocs? Affirmer son leadership régional et développer le territoire d'influence du sunnisme ou du chiisme.
En Irak, les sunnites, qui représentent 30 à 35% de la population, ont été au pouvoir jusqu'au renversement de Saddam Hussein par l'invasion américaine en 2003. Ils s'estiment aujourd'hui marginalisés. C'est sur ce terreau favorable que les jihadistes sunnites de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), déjà très actifs en Syrie voisine, ont pris le contrôle de plusieurs grandes villes du nord et de l'est du pays. Ils souhaitent installer un État islamique sunnite entre la Syrie et l’Irak.
En vert, les pays à majorité sunnite; en rouge, les pays à majorité chiites; en jaune, la Syrie, où la majorité de la population est sunnite mais où les chiites comme Bachar al-Assad occupent les postes clé:
Si les Américains et les Iraniens venaient à l'aide du Premier ministre irakien chiite Nouri al-Maliki face aux jihadistes sunnites, ils devront ainsi s'opposer à plusieurs pays du Golfe à majorité sunnite, qui ont eux-mêmes des relations plus que tendues avec l'Irak chiite.
Dans sa première réaction officielle depuis l'offensive fulgurante des jihadistes en Irak, le gouvernement saoudien s'est déclaré lundi 16 juin "opposé à toute ingérence étrangère dans les affaires internes" de son voisin. Rappelons que c'est pourtant depuis l'Arabie saoudite, alors soucieuse pour ses exportations de pétrole, qu'avait été lancée l'attaque terrestre sur l'Irak durant la guerre du Golfe de 1990-1991. Le royaume était alors le deuxième pays le plus représenté dans la coalition militaire de 34 États menée par les Etats-Unis.
Deux grilles de lecture différentes
Lundi 16 juin, l'Arabie saoudite a par ailleurs ouvertement accusé Nouri al-Maliki d'avoir conduit l'Irak au bord du gouffre par sa politique d'exclusion des sunnites. Mêmes accusations du côté qatari: le ministre des Affaires étrangères de l'émirat a estimé que l'offensive jihadiste est partiellement due à "une politique partisane de courte vue et des pratiques de marginalisation et d'exclusion" des sunnites en Irak. Mercredi, le ministre saoudien des Affaires étrangères a mis en garde contre une situation "extrêmement dangereuse" portant "les prémisses d'une guerre civile" qui se répercuterait sur toute la région.
Une grille de lecture bien éloignée de celle exposée par la communauté internationale: alors que le monde s'alarme de la poussée de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), les médias proches du royaume saoudien présente l'insurrection comme un soulèvement légitime de sunnites marginalisés depuis 2003. Ainsi, la chaîne d'information Al-Arabiya qualifie les insurgés de "révolutionnaires" et affirme que les combattants de l'EIIL ne forment qu'une minorité parmi les insurgés. L'influent quotidien Al-Hayat titre pour sa part sur "des prémisses de conflit entre les combattants sunnites et l'EIIL".
Des sunnites majoritaires qui s'estiment marginalisés, opposés à un pouvoir centrale chiite minoritaire... la situation rappelle évidemment celle en Syrie, où l'armée syrienne libre (ASL) opposée au régime chiite de Bachar al-Assad a rapidement été débordée par différents groupes de combattants islamistes sunnites soutenus par certains pays du Golfe. De son côté, Damas reçoit le soutien de miliciens chiites venus d'Irak et d'Iran.
C'est ainsi que des chiites irakiens luttant en Syrie aux côtés des forces du régime effectuent le chemin en sens inverse et retournent en Irak pour combattre les jihadistes sunnites. Ils répondaient notamment à l'appel du grand ayatollah Ali Al-Sistani, plus haute autorité religieuse chiite d'Irak.
Le 11 juin, le régime de Damas a d'ailleurs affirmé qu'il était prêt à coopérer" avec Bagdad pour faire face au "terrorisme", "le même" selon lui en Syrie et en Irak. "Le terrorisme soutenu par l'étranger auquel fait face l'Irak frère est le même qui sévit en Syrie", selon un communiqué du ministère syrien des Affaires étrangères, qui ne fait toutefois aucune distinction entre jihadistes et rebelles, les qualifiant tous de "terroristes". Les intérêts de la Syrie et de États-Unis en Irak concordent momentanément, mais une coopération entre les deux États semblent plus improbable encore qu'une alliance de circonstance entre Américains et Iraniens.
Autre parallèle entre la Syrie et l'Irak: les conséquences directes de l'affrontement à distance entre l'Iran et l'Arabie Saoudite. L'Arabie saoudite verrait notamment d'un très mauvais œil le développement d'un "arc" ou "croissant" chiite, unissant Téhéran au régime alaouite de Damas (l'alaouisme est une minorité religieuse issue du chiisme), au Hezbollah libanais et au régime irakien.
"En Syrie le différend entre Ryad et Téhéran fut radical, écrivait en mai dernier sur Le HuffPost Mustapha Tossa, rédacteur en chef adjoint au sein de France Media Monde (...). Tandis que les Iraniens soutiennent Bachar al-Assad, les Saoudiens ont investi dans l'opposition syrienne en lui fournissant de précieuses aides (...). En Irak, la chute de Saddam Hussein (a) sign(é) l'ascension des chiites et le contrôle par ricochet du pouvoir à Bagdad par l'Iran. L'Arabie saoudite avait tenté d'affaiblir ce pouvoir chiite en encourageant les sunnites à résister. Par ailleurs, en Irak comme en Syrie, les régimes au pouvoir accusent l'Arabie Saoudite et le Qatar de financer les organisations terroristes.
"L'Arabie saoudite voit son statut vaciller"
Des accusations à nouveau formulées mardi 17 juin par le gouvernement irakien. Il a accusé l'Arabie saoudite de soutenir financièrement les groupes insurgés en Irak et de s'être rangée du côté du "terrorisme". Face à une situation pour laquelle ils ont une indéniable part de responsabilité, les États-Unis pourraient ainsi avoir à tourner le dos à leur principal allié régional qu'est l'Arabie saoudite. Et pourraient se tourner vers l'Iran, îlot chiite dans une zone contrôlée par des régimes sunnites.
"L'Iran est parvenu à sortir de son statut de pestiféré international pour jouer un rôle politique majeur dans des crises comme l'Irak ou la Syrie. L'Arabie saoudite, jadis pièces maîtresse du dispositif américain dans la région, voit son statut vaciller. Elle se trouve oubliée de revoir sa stratégie et ses alliances", écrivait déjà Mustapha Toss en mai dernier.
En une semaine, les jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), déjà très actif en Syrie voisine, ont pris le contrôle de la deuxième ville d'Irak, Mossoul, d'une grande partie de sa province Ninive (nord), de Tikrit et d'autres secteurs des provinces de Salaheddine, Diyala (est) et Kirkouk (nord). L'EIIL n'est plus à une soixantaine de kilomètres de Bagdad. Mercredi, des combattants ont lancé un assaut contre la principale raffinerie de pétrole en Irak, à Baïji, à 200 km au nord de la capitale.
De l'autre côté de la frontière irakienne, l'Iran chiite a à nouveau affirmé qu'il "fera tout" pour protéger les lieux saints de l'islam chiite en Irak... Le Premier ministre irakien a lui promis de faire échec à l'offensive des jihadistes.
Source : Huffingtonpost