Après la prise, mardi 10 juin, de Mossoul, la deuxième ville d'Irak, et de la province de Ninive, les combattants djihadistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) ont accéléré leur offensive éclair. Leurs colonnes de 4×4 ont foncé vers le sud, s'emparant au passage de la ville de Baji, siège de la plus importante raffinerie du pays, et de Tikrit, la capitale de la province de Salaheddine.
Des combats ont éclaté aux abords de Samarra, où un attentat contre un mausolée chiite avait déclenché, en 2006, une guerre meurtrière entre milices chiites et sunnites. Dans tout le nord sunnite de l'Irak, c'est la débandade. L'armée et la police fuient sans même combattre devant un ennemi dix fois inférieur en nombre. L'EIIL s'est emparé de dépôts d'armes lourdes et même d'hélicoptères et d'avions de chasse. L'armée s'est retranchée dans la capitale, Bagdad, dont les djihadistes sont à moins de 100 km et qui semble être leur objectif. Ce groupe, formé en 2007, est en passe de réussir son pari qui consiste à prendre le contrôle de la partie sunnite de l'Irak pour en faire un califat « islamiquement pur » au cœur du monde arabe.
L'EIIL est l'enfant monstrueux d'Al-Qaida et de l'invasion de l'Irak en 2003. Son père spirituel n'est pas Oussama Ben Laden mais Abou Moussab Al-Zarkaoui, un ancien délinquant jordanien passé brièvement par l'Afghanistan avant de s'installer dans le nord de l'Irak en 2002. Dès l'invasion de l'Irak en 2003, il multiplie les attentats contre les « forces d'occupation » – soldats américains, diplomates de l'ONU, journalistes et entrepreneurs occidentaux – mais aussi contre les nouveaux maîtres du pays, les chiites, majoritaires mais longtemps opprimés sous le régime de Saddam Hussein. Ses attentats-suicides et sa sauvagerie lui valent la réprobation de la « maison mère ». Il n'en a cure.
« DJIHADISER » L'ENSEMBLE D'UNE POPULATION SUNNITE
En 2006, Zarkaoui est tué dans un raid américain. Pendant les quatre années qui suivent, les milices sunnites antidjihadistes (Sahwa), l'armée irakienne et les forces américaines réduisent l'influence du groupe à quelques centaines de combattants. Mais il en profite pour se restructurer, tirer les leçons de l'échec de la brève occupation de Fallouja en 2004, où les djihadistes s'étaient mis à dos la population par leur extrémisme, et cultiver son réseau d'alliances tribales. Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l'EIIL depuis 2009, est un Irakien dont le djihad est avant tout anti-chiite : il a grandi dans un pays tout entier traversé par cette ligne de fracture et dont l'ennemi héréditaire est l'Iran chiite.
Lorsque le dernier soldat américain quitte l'Irak fin 2011, l'EIIL repasse à l'offensive. Son meilleur « allié » n'est autre que le premier ministre chiite, Nouri Al-Maliki, dont les forces spéciales arrêtent, emprisonnent et torturent les jeunes sunnites par milliers, et qui élimine tous les hommes politiques qui pourraient incarner un leadership sunnite.
Excédées, les populations sunnites se soulèvent pacifiquement en janvier 2013. Le pouvoir réagit par la manière forte, tandis que l'EIIL attend son heure en attaquant des prisons (huit en 2013), dont celle tristement célèbre d'Abou Ghraïb, pour libérer des milliers de prisonniers, dont plusieurs centaines viennent grossir ses rangs. Le mouvement élimine également les chefs de milices sunnites Sahwa, qui s'opposent à sa montée en puissance, investit les campagnes et tisse des liens avec les principales tribus. L'EIIL, enrichi par le racket et la contrebande pétrolière, devient la principale force de la communauté sunnite d'Irak, agrégeant à son noyau dur djihadiste des éléments tribaux et d'anciens officiers sunnites de l'armée de Saddam Hussein. Désormais, l'EIIL est devenu le principal parti sunnite d'Irak : il a réussi à « djihadiser » l'ensemble d'une population, comme l'ont fait les talibans dans les zones pachtounes en Afghanistan et au Pakistan.
Quand, début 2014, le pouvoir lance un raid aussi maladroit que meurtrier sur Ramadi et Fallouja, la situation est mûre pour que l'EIIL passe à l'offensive. Entre lui et M. Maliki, il n'y a plus rien, comme l'ont démontré les élections législatives d'avril, qui ont consacré l'effondrement des partis sunnites. Bien avant sa fuite hors de Mossoul, mardi, le gouverneur, Atheel Al-Noujaïfi, ne pouvait déjà plus se déplacer dans sa propre ville sans une lourde escorte.
Enhardi par la prise de Fallouja en janvier, l'EIIL se sent aujourd'hui capable de contrôler des territoires sans pour autant les administrer. A peine Mossoul tombée, les djihadistes appelaient, mercredi par haut-parleurs, la population à revenir, promettant de châtier les pillards et les voleurs. Le groupe fait preuve d'une évidente volonté de gagner le soutien des populations locales.
LE « SUNNISTAN », MENACE MORTELLE POUR L'ARABIE SAOUDITE
La stratégie de l'armée irakienne, qui a multiplié dans la province d'Anbar bombardements aveugles aux barils d'explosifs (comme en Syrie) et exactions, a fait le reste. Plutôt que de s'installer dans les bâtiments publics, l'EIIL se contente de patrouiller, faisant tout pour que les habitants restent sur place et forment un bouclier humain. Une stratégie dictée par le nombre : l'EIIL compterait 5 000 à 10 000 combattants en Irak, cent fois moins que l'armée irakienne.
En Irak, tout comme en Syrie où le groupe est présent, l'EIIL est le premier à avoir tiré les leçons de l'explosion des frontières coloniales. Une dislocation due à l'effet conjugué des théories néoconservatrices – qui n'ont voulu voir dans le monde arabe qu'une addition de tribus et de confessions – en vogue à Washington sous l'administration Bush et des révolutions arabes qui ont affaibli la souveraineté des Etats.
Implanté dans ces deux pays, l'EIIL est en train de s'y tailler un « Sunnistan », entre le Nord kurde et le Sud chiite de l'Irak.
Ce « pays », qui dispose de ressources pétrolières propres, s'étend de l'autre côté de la frontière syrienne, jusqu'à Alep, Rakka et Deir ez-Zor. Un pays d'entre les deux fleuves, le Tigre et l'Euphrate, dont la capitale, Mossoul, renoue ainsi avec son rôle ancestral de pivot entre la Méditerranée et les fleuves. Ce nouveau califat ne manquerait pas d'être une menace mortelle pour l'Arabie saoudite. Il inquiète également la Turquie, dont plusieurs dizaines de ressortissants sont retenus prisonniers à Mossoul, et pourrait accélérer la tentation sécessionniste des Kurdes, en Irak comme en Syrie.