Forêt tropicale en Afrique centrale.

Nouveau terrain de jeu des industriels du palmier à huile et de l’hévéa, l’Afrique devient aussi la nouvelle frontière de la déforestation, alerte Greenpeace dans un rapport rendu public mardi 23 février. « On assiste actuellement à une véritable ruée sur les forêts africaines, explique l’organisation non gouvernementale (ONG) dans un document de 28 pages. Les investissements s’y multiplient, attirés par des conditions climatiques idéales et surtout par des réglementations peu contraignantes, non appliquées ou particulièrement favorables aux investissements étrangers. »

En transformant des dizaines de milliers d’hectares de forêts en plantations, ces investisseurs mettent à mal des massifs forestiers qui constituent d’immenses puits de carbone et des réserves de biodiversité uniques au monde, à commencer par les forêts tropicales du bassin du Congo, insistent les auteurs du rapport. Pour les scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), 12 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, cause principale du réchauffement climatique, proviennent de la déforestation.

Groupe Bolloré

Mais Greenpeace ne s’en tient pas à un état des lieux inquiétant des ressources forestières africaines. L’ONG pointe du doigt l’un des « plus importants planteurs sur le continent », la Société financière des caoutchoucs (Socfin), présente au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Liberia, au Nigeria en République démocratique du Congo (RDC), à Sao Tomé-et-Principe et en Sierra Leone. Si ce groupe luxembourgeoix, qui exploite plus de 185 000 hectares de plantations de palmiers à huile et d’hévéas, est peu connue du grand public, il n’en va pas de même pour ses principaux actionnaires, figures incontournables du monde du business en Afrique, le Belge Hubert Fabri et le Français Vincent Bolloré.

Mardi matin, quelque 300 véhicules d’Autolib, le service de location de voitures développé par le groupe Bolloré à Paris, ont été recouverts d’autocollants apposés par des militants de Greenpeace, avec ce slogan : « Bolloré dur en affaires, pas tendre avec les forêts ». L’ONG demande à l’homme d’affaires breton d’user de son influence pour convaincre la Socfin d’adopter sans délai une politique zéro déforestation, et au groupe Bolloré – détenteur de 38,75 % du capital de la Socfin – d’adopter la même démarche d’arrêt de la déforestation.

Le groupe Bolloré « n’est qu’un actionnaire du groupe Socfin, contrôlé majoritairement et dirigé par la famille belge Fabri, propriétaire de plantations d’hévéas et de palmiers à huile en Afrique et en Asie. Il ne peut donc pas être directement tenu pour responsable des actions ou des décisions prises par Socfin, plaide l’entreprise française. Cependant, il joue un rôle de facilitateur et d’intermédiaire dans cette affaire, en étant en relation régulière et directe avec Greenpeace depuis quelques mois ». Ces discussions, confirmées par Greenpeace, n’ont pas suffi jusqu’à présent à infléchir les pratiques de la Socfin ni celles de son partenaire Bolloré.

« Le groupe Socfin est spécialisé dans la gestion et le développement de plantations de palmiers à huile et d’hévéas dans de nombreux pays d’Afrique sub-saharienne ainsi que dans le Sud-Est asiatique, réagit la compagnie luxembourgeoise contactée par Le Monde. L’implantation du groupe fait généralement suite aux sollicitations des gouvernements locaux dans le cadre de leur politique de développement agricole local . »

« Le groupe Socfin est engagé dans une politique « zéro déforestation » », soutient par aillleurs la société. Cette dernière a certes défini en 2015 une « politique de développement durable » (« sustainability policy »), mais cette charte est jugée insuffisante par Cécile Leuba, chargée de campagne forêts auprès de Greenpeace France : « La politique de la Socfin ne fait pas référence à la méthodologie HCS [pour High Carbon Stock] mise en œuvre depuis 2011 pour identifier les zones forestières qui doivent absolument être protégées, car elles stockent une quantité importante de carbone ou parce qu’elles abritent une biodiversité animale et végétale importante. »

Politiques zéro déforestation

L’enjeu des politiques zéro déforestation n’est pas de toucher à aucun arbre, mais bien de regarder avec précision les forêts et d’en apprécier la valeur écologique, biologique et sociale. « La première étape est donc d’obtenir les images satellites des zones concernées et de faire un premier repérage cartographique, complété ensuite par des enquêtes de terrain », détaille Cécile Leuba. Pour étayer son rapport, Greenpeace s’appuie donc sur deux études de cas relatives aux activités de la Socfin en République démocratique du Congo (RDC) et à Sao Tomé-et-Principe.

La RDC abrite près des deux tiers des forêts du bassin du Congo, deuxième massif forestier tropical de la planète. La plantation Brabanta, filiale de la Socfin, couvre 29 000 hectares dans la province du Kasaï. « Environ 20 000 hectares de forêts denses, y compris des zones de forêts intactes, sont potentiellement menacés » évaluent les auteurs du rapport.

La problématique est différente dans l’archipel du golfe de Guinée. Le Parc national d’Obo, sur l’île de Sao Tomé, présente une faune et une flore au taux d’endémisme élevé… désormais menacées par Agripalma, la filiale de la Socfin dans le petit pays. Greenpeace s’inquiète notamment des coupes forestières opérées à l’extérieur des limites de la concession et pose la question plus générale des conditions de travail au sein des plantations africaines et des modalités de signature des « conventions coutumières d’acquisition foncière » entre les communautés villageoises et les industriels planteurs.

Flou juridique

Le flou juridique entourant le statut des forêts africaines fait souvent le lit de la déforestation. « Dans les années 1990, l’Afrique centrale avait été le théâtre de différentes réformes, destinées notamment à constituer des domaines forestiers permanents, explique Alain Karsenty, économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Or aujourd’hui, beaucoup de plantations se font sur des terres qui devraient être dévolues à ces domaines forestiers permanents. »

 

« En 2014, la RDC a perdu 1,1 million d’hectares de forêt, c’est deux fois plus que la déforestation pour l’Amazonie brésilienne », poursuit Alain Karsenty, précisant que d’autres pays africains ont une situation plus enviable, comme le Gabon, en phase de régénération forestière.

En Asie du Sud-Est, tous les grands négociants et la plupart des entreprises consommatrices d’huile de palme s’orientent vers une politique zéro déforestation, sous la pression des ONG. « De grandes multinationales comme L’Oréal, Unilever… se sont engagées sur cette voie, il serait légitime que le groupe Bolloré fasse de même. Le coup de semonce de Greenpeace va sans doute accélérer les choses », présume le chercheur du Cirad.