Pour comprendre le sentiment d'étrangeté qui s'emparait aux temps antiques, de l'observateur polythéiste quand on lui parlait de révélation de la divinité monothéiste, on doit se débarrasser de ses habitudes et de sa mentalité judéo-chrétienne. Souvenons nous des réactions des païens lorsque Saint Paul et d'autres Apôtres leur parlaient de la vie dans l'au-delà et d'un Dieu unique, créateur des cieux et de la terre, maître de l'Histoire. Ces pauvres païens n'en croyaient pas leurs oreilles.

La révolution monothéiste a fini par s'imposer à l'écrasante majorité de l'humanité, une divinité transcendante qui se révèle en tant qu'amie et protectrice des humains: cela n'a plus rien à voir avec l'idée païenne de fatum, de destin implacable qui écrase l'être. Nous sommes aux antipodes du monothéisme éthique au sein duquel un Dieu immatériel, omniscient et omnipotent se révèle à un peuple, l'arrache à la captivité en Egypte et lui dicte sa loi dans le désert. Et l'installe en sa Terre promise. La révolution monothéiste a totalement changé la mentalité de l'être humain. Louis Jacobs, rabbinique britannique disparu en 2006, dont un ouvrage fort intéressant vient d'être traduit aux éditions Albin Michel (La religion sans déraison, 2011) a laissé une œuvre significative sur tous ces sujets, et notamment sur la nécessité de revoir de manière historique et rationnelle un certain nombre de points formant l'ossature du judaïsme rabbinique.

Cet homme, qui n'a jamais atteint la notoriété ni l'érudition du grand savant Alexander Altmann, sous l'égide duquel il fit ses premières armes à Manchester, eut quelques démêlés avec des esprits chagrins, authentiques gardiens sourcilleux de l'orthodoxie, qui voyaient d'un très mauvais œil ses timides velléités actualisatrices.

Jacobs ne se considérait pas lui-même comme un réformiste mais comme un simple adepte éclairé de la tradition. Il se voulait conservative, c'est-à-dire en hébreu massorti, adjectif formé sur le terme massorét qui signifie traditionnaliste. Mais toute la question est de savoir ce que l'on entend par ce vocable «tradition»... Son champ sémantique est très vaste, mais pour ce rabbin britannique il signifiait une approche moderniste mais modérée, au motif que la religion, notamment juive, n'avait rien à craindre des avancées de la science.

L'emplacement institutionnel de Jacobs se situait entre deux camps séparés par une tension polaire. Il était à une égale distance, d'une part, des orthodoxes qui ne transigeaient sur rien et acceptaient tout le legs traditionnel sans la moindre réserve, et des réformistes ou libéraux, d'autre part, qui entendaient, à leur début, rénover l'édifice vétuste du judaïsme de fond en comble. Jacobs a tenté d'incarner la voie médiane, le juste milieu, pour découvrir le noyau véritable, l'essence propre du judaïsme. L'intention de Jacobs était sincère et absolument louable, mais son influence n'eut pas les dimensions escomptées. Dans la brève préface qui présente succinctement l'homme et son œuvre, on mesure la nature des défis relevés par Jacobs: avec un humour très britannique on y présente le dilemme de Jacobs face aux deux camps du judaïsme: les orthodoxes de tout poil avec lesquels on peut prier sans jamais pouvoir discuter avec eux, et les libéraux avec lesquels on peut, certes, parler, sans jamais pouvoir prier avec eux car ils avaient chamboulé la liturgie quotidienne...

Jacobs se concentre sur trois points cruciaux de la théologie juive qu'on va rediscuter ici-même:

• le foi en un Dieu personnel

• La Torah venue du ciel (Tora min ha-shamayim)

• L'élection du peuple d'Israël

Ces trois problématiques se situent au cœur même de la spiritualité d'Israël et constituent une sorte de noyau insécable. Cette triple formulation apparaît dans la littérature zoharique et se lit ainsi: le Saint béni soit il, la Tora et Israël, le tout ne fait qu'un. C'est une unité indifférenciée. Du Moyen Age, cette formule est passée au XVIIIe siècle dans l'œuvre d'un mystique italien Moshé Hayyim Luzzatto (1707-1746) dans son ouvrage intitulé Addir ba-Marom: c'est dire que le problème des rapports de Dieu au monde et à son peuple a retenu l'attention de chaque génération: en près d'un demi millénaire, de 1270 à 1750, la question s'est reposée dans des termes presque identiques.

Dieu est il une force indifférente, insensible à tout ce qui l'entoure, étranger dans un monde qui obéit à la nécessité aveugle des lois de la nature, immuable, plongé dans une sorte de narcissisme éternel, sans jamais se soucier du sort des hommes, livrés à leur destin? Une sorte de Dieu plotinien? Pour le croyant, c'est le contraire qui est vrai: il admet un Dieu providentiel et compatissant, garant de la pérennité de la morale, pratiquant le bien et l'équité. Et pour l'adepte du judaïsme, ce Dieu a même promulgué une loi dont il attend l'observance la plus scrupuleuse.

Dans ce contexte, Jacobs donne des commandements et préceptes bibliques une définition assez originale:... les mitzwot sont des commandements divins, mais des commandements qui sont seulement issus des expériences qu'a traversées le peuple juif dans son long périple à travers l'histoire plutôt que les diktats d'un législateur divin. (p 28)

 

Une telle définition ne pouvait qu'éveiller les soupçons d'antinomisme dans l'esprit des orthodoxes que Jacobs qualifie de fondamentalistes. Cette définition constitue presque une contradictio in adjecto puisqu'on est en droit de se demander si ces préceptes sont vraiment de provenance divine ou simplement dictés par l'évolution historique du peuple d'Israël; en outre, puisque ces préceptes sont empreints d'une certaine activité humaine, sommes nous alors vraiment tenus de veiller à leur application?

Et cette interrogation nous convient à la discussion du second point: la Tora est elle d'origine divine? Provient elle du ciel comme l'affirme la littérature rabbinique? C'est toute la problématique de la critique biblique qui a de la littérature biblique une approche nettement historico-critique.

Les solutions préconisées par Jacobs ressemblent fort à des demi mesures, comme dans le cas des deux points suivants. Qui peut encore croire, face aux découvertes des sciences de l'histoire, de l'archéologie et de l'épigraphie, sans même parler de la critique textuelle, que Dieu a vraiment dicté à Moïse le contenu du Pentateuque ou même, simplement, le Décalogue? Là encore, Jacobs tente de naviguer subtilement entre différents écueils. Dès les premières lignes de son exposé, il écrit ceci: Si la conception traditionnelle selon laquelle la Torah a été directement dictée par Dieu à Moïse est appelée à perdre sa crédibilité (sic), nous sommes d'avis que cela ne doit pas pour autant donner lieu à un rejet global de la doctrine traditionnelle dite de la «Torah révélée du ciel... c'est-à-dire de son caractère révélé. (p 47)

L'est-elle vraiment ou ne l'est elle pas? Je ne vois pas comment on peut faire coïncider sur ce point névralgique la conception traditionnelle de l'origine divine ou céleste de la Torah avec les conclusions de la critique biblique qui compare les différents textes, identifie des sources disparates, repère la main éditoriale de tel rédacteur ou de tel autre... Jacobs affirme clairement (p 53 in fine) qu'on peut faire les deux: s'engager dans l'observance des mitzwot considérés comme des commandements divins sans renoncer pour autant à son intégrité intellectuelle.

C'est une sorte de quadrature du cercle.. Un peu plus loin, Jacobs tente d'élargir le champ de la recherche en parlant d'une méthode dynamique par opposition à une approche statique qui serait condamnée à demeurer stérile (p 59 in fine). Mais une nouvelle fois, l'argumentation n'est pas vraiment convaincante. Il faut admettre la présence d'un élément humain dans le don de la Torah, même si la tradition affirme que c'est bien Dieu qui en est l'auteur. Les philosophes admettent volontiers l'existence d'une transcendance qui a nécessairement besoin d'un vecteur ou d'un support humain pour être remise aux humains et comprise par eux. Et c'est là que se pose la question: quelle œuvre est vraiment supérieure? Celle de Dieu ou celle de l'homme?

La littérature midrachique a maintes fois répondu à la question: l'action humaine parachève la création divine. Dieu a donné une terre où poussent le blé et d'autres céréales, mais c'est l'homme qui laboure le champ, l'ensemence, fait la récolte, sépare la paille du grain et transforme le produit de la nature en aliment comestible: le blé devient du pain dont l'homme se nourrit pour rester en vie.

Il fut aussi répondu au même sujet de la même manière avec un autre exemple: quand naissent les enfants, notamment ceux du sexe mâle, pourquoi modifier la création divine en pratiquant la circoncision? Toujours pour le même principe: c'est à l'action humaine de parachever la création divine.

Voyons, pour finir, la notion d'élection qui a fait couler tant d'encre. Il y a au moins deux modes de lecture de ce thème: soit on considère que le peuple d'Israël dispose de solides qualités qui le rendent supérieur au reste de l'humanité, soit on se réfugie dans l'insondable volonté divine qui a décidé de distinguer ce peuple d'une grâce particulière. Dans les deux cas, le peuple d'Israël assume une responsabilité particulière: il lui incombe de veiller sur l'humanité tout entière. C'est d'ailleurs pour cela qu'il a édicté un corpus de sept lois, dites des fils de Noé (Noachides). C'est une resucée des Dix Commandements qui prouve, comme le disait Emmanuel Levinas le souci de l'Autre.

 

Maurice-Ruben Hayoun

Spécialiste de la philosophie médiévale