CHRONIQUE. Quelle démarche adopter pour approcher l'Afrique et ses marchés que d'aucuns n'hésitent pas à qualifier de nouvel Eldorado ?

Les chiffres de la croissance économique en Afrique ont de quoi faire rêver les entreprises françaises. Néanmoins, l'« afro-optimisme » des années 2000 cède aujourd'hui la place à un « afro-réalisme » plus prudent, une vision à long terme, et à une compréhension profonde des réalités du terrain.

En 2040, l'Afrique atteindra près de 2 milliards d'habitants et rassemblera la première population active mondiale. Cette croissance s'accompagnera de celle de la classe moyenne avec une population sortie de la précarité et disposant d'un revenu discrétionnaire lui permettant de consommer d'autres biens que ceux de première nécessité. À la lecture des chiffres et des tendances, le vivier de croissance africain semble incontestable. Néanmoins, les déconvenues subies par des entreprises ayant investi en Afrique à un haut niveau d'ambition permettent de relativiser cette projection dans un nouvel « eldorado » économique.

La nécessité de tabler sur le long terme

En effet, l'Afrique se transforme indéniablement, mais sur le long terme, et aux mutations économiques suivront plus lentement les mutations sociales et celles des habitudes de consommation. Les chiffres encourageants de la Banque africaine de développement affirmant que les classes moyennes représentent 1/3 de la population continentale doivent être relativisés : cette population fait preuve d'une grande prudence dans ses dépenses, lui préférant l'épargne et les investissements qui profiteront à leurs enfants. Ainsi, l'amélioration marginale des niveaux de vie n'implique pas le bouleversement immédiat des modes de consommation. Le développement de cette classe moyenne se fera sur une ou deux générations, un temps court à l'échelle démographique, mais long pour une entreprise.

Des exemples de développement fulgurants de nouveaux business models, particulièrement ceux issus du « bond technologique » africain, ne doivent pas faire perdre de vue le fait que l'ampleur du déploiement de ces services reposant sur de nouvelles technologies a rarement été anticipée. S'adapter à l'évolution de la demande, qui diffère de celle de leurs consommateurs occidentaux, est une nécessité pour les entreprises investissant en Afrique. Les entreprises doivent élaborer des produits et comprendre avec finesse les spécificités de la demande des populations des pays d'implantation. Connaître et s'y faire reconnaître sont des paramètres qui prennent du temps à l'échelle d'un continent tel que l'Afrique.

Les entreprises françaises se déploient prudemment

L'étude menée par BearingPoint auprès de 800 entreprises françaises dans l'Observatoire du développement international publié le 8 décembre 2015 révèle que les grandes entreprises françaises semblent majoritairement faire preuve d'une approche prudente du continent africain, avec un déploiement progressif, « à petits pas », sur le territoire. Sur la totalité des entreprises interrogées dans cette étude, 45 % optent pour une stratégie de déploiement pays par pays en Afrique, avant celle du déploiement par plaque régionale. Durant la phase de lancement, l'activité sans présence physique (sous forme d'alliance, licence, franchise, bureau de représentation) est le modèle d'implantation privilégié, avant le modèle du « Take Over » qui consiste à l'acquisition ou la prise de participation dans une entité existante. Ces stratégies semblent révéler le souhait des entreprises de limiter leurs risques par une phase de « test » des marchés.

Le modèle de filiale convient aux entreprises ayant déjà une bonne expérience à l'international, disposant d'un personnel qualifié disponible pour gérer la structure, visant un marché aux perspectives fortes (ou à faible risque), nécessitant une adaptation locale de la politique commerciale, mais dont la maîtrise est conservée toutefois par le siège. La joint-venture, structure créée en commun avec un partenaire, présente, par rapport à la filiale, les avantages de partager les coûts et les risques financiers et de diminuer le risque commercial grâce à l'expertise et au réseau de l'entreprise partenaire. En Afrique, elle peut également permettre de s'associer à une structure locale, ce qui est un prérequis légal dans certains pays qui interdisent la création de sociétés détenues à 100 % par des étrangers, comme l'Afrique du Sud. La multiplicité des modèles existants permet d'avoir recours à un phasage entre plusieurs modèles d'implantation dans une même zone géographique : un cheminement partant de l'alliance, passant par la joint-venture minoritaire, puis majoritaire, puis la filiale intégrée. Par ailleurs, 46 % des entreprises interrogées affirment suivre une politique de phasage entre les différents types de structure, où souvent, l'objectif à terme est la constitution d'une filiale.

La clé du succès : penser local, recruter local

Évidence souvent oubliée, la connaissance profonde du terrain est indispensable à la réussite durable d'une implantation à l'international. Cette notion implique différents niveaux d'action sur le terrain pour les entreprises. En premier lieu, il s'agit pour les dirigeants d'entreprises ou des responsables des pôles/directions « Afrique » de leur groupe, de se rendre personnellement et régulièrement sur place. Développer une stratégie de développement réaliste nécessite d'avoir intégré les particularismes d'un pays, de sa population, ainsi que des risques et des opportunités associés.

La gestion des ressources humaines joue un rôle clé dans cette question de l'adaptation des entreprises aux enjeux du terrain. Le modèle privilégié par les répondants de l'étude est celui du recrutement de locaux en contrat local. Ils représentent 60% des salariés dédiés aux activités africaines des entreprises du panel. La connaissance du pays de ces salariés est bien entendu fondamentale, mais ils ont également l'avantage de coûter bien moins cher à leur employeur qu'un salarié expatrié. La notion de terrain consiste également à recruter des Africains travaillant depuis le siège sur le déploiement de l'entreprise en Afrique. Ces derniers sont encore très peu représentés parmi les ressources en central. Ils représentent cependant les meilleurs experts pour qualifier la demande locale et élaborer la stratégie la plus pertinente possible.

Autre constatation intéressante, l'étude révèle que sur le terrain, les salariés africains travaillant dans un autre pays que celui dont ils sont originaires sont deux fois plus nombreux que les salariés français expatriés en Afrique. Il existe donc un phénomène d'expatriation intra-africaine supérieur en nombre à celui de l'expatriation de la France vers l'Afrique. Cette forme d'expatriation nécessite d'être sérieusement considérée dans les stratégies de gestion des compétences des entreprises.  En effet, l'infinie diversité du continent africain peut impliquer qu'une expatriation en Afrique génère un dépaysement important, donc nécessitant une phase d'adaptation non négligeable, que le salarié soit africain ou extra-africain.

« Made in Africa » : une notion à manier avec précaution

Si certaines habitudes de consommation « s'occidentalisent » en Afrique, comme l'illustre la multiplication des centres commerciaux sur le continent, les marques africaines y ont en réalité tout à fait leur place. Qu'il s'agisse du secteur de l'agroalimentaire, de la mode, de la téléphonie, mais également de la banque ou de l'assurance, le « Made in Africa » a de beaux jours devant lui. Le développement d'échanges intra-africains, qu'ils s'agissent de flux humains, matériels ou immatériels, n'en est qu'à son commencement. Des flux « Sud-Sud » se multiplient en Afrique.

Le sentiment de fierté d'être Africain est une notion tout à fait fondamentale à intégrer par les entrepreneurs ou investisseurs occidentaux. C'est à ce sentiment qu'a fait appel le roi du Maroc Mohammed VI, lors du Forum économique ivoiro-marocain à Abidjan en proclamant : «L'Afrique est un grand continent, par ses forces vives, ses ressources et ses potentialités. Elle doit se prendre en charge, ce n'est plus un continent colonisé. C'est pourquoi l'Afrique doit faire confiance à l'Afrique ». Cette position du Maroc est particulièrement intéressante, car elle révèle des stratégies diplomatiques et économiques intra-africaines ambitieuses, qui sur le terrain commercial s'illustrent par une concurrence africaine devenue redoutable.

Être une entreprise française en Afrique représente à la fois un avantage concurrentiel, car une marque française est souvent synonyme de qualité, mais peut également lui desservir si l'offre n'est pas pensée en amont pour s'adapter à une demande spécifique. Par exemple, l'importance du fait religieux est à prendre en compte dans la segmentation des consommateurs africains. Il est en effet ressorti d'entretiens menés avec des professionnels du développement en Afrique que la proximité culturelle et religieuse partagée entre des entreprises du Moyen-Orient ou du Maghreb avec les musulmans d'Afrique représente un puissant argument commercial.

 

Ainsi, l'étude menée sur les stratégies de développement des entreprises françaises en Afrique semble démontrer que la meilleure approche du continent pourrait être celle d'une phase de découverte sans précipitation d'un territoire ciblé, avec un important recours au terrain par ses ressources ou grâce à des partenaires locaux. Néanmoins, la réussite d'une implantation sur le long terme implique une condition sine qua non, celle d'un positionnement tout en modestie et en curiosité pour les diversités socioculturelles de ce continent protéiforme.

* Jean-Michel Huet est Associé chez BearingPoint et Elise Vine, consultante dans le même cabinet.