Depuis quelques semaines, l'enlèvement de deux cent lycéennes par la secte islamique Boko Haram au Nigéria a mis un triste coup de projecteur sur l'esclavage. Une pratique qui demeure monnaie courante en Mauritanie, pays le plus esclavagiste au monde. Héritage des discordes entre Maures blancs et Noirs-Africains, plusieurs dizaines de milliers de mauritaniens sont encore traitées comme des « biens » aux mains de leurs « maîtres ». Ce qui était légal jusqu’en 1981 et n’a constitué un délit qu’en 2007.

Située à la croisée de l’Afrique du nord et de l’Afrique subsaharienne, la Mauritanie est un pays où l’esclavage, même s’il est prohibé, demeure très répandu. La forme la plus commune d’asservissement touche les populations négro-mauritaniennes largement exclues des principaux centres de pouvoir, et sous la dépendance des élites Maures minoritaires qui dirigent le pays.

A l’état de marchandises

En janvier 2014, l’Ong australienne Walk Free situe le pays à la tête de son classement des pays « esclavagistes ». Avec 150 000 esclaves pour seulement 3,8 millions d’habitants, soit 4% de la population, la Mauritanie remporte la palme de l’esclavage moderne. Loin devant Haïti, deuxième pays de la liste. Pour certaines Ong mauritaniennes ces chiffres seraient même sous-estimés. Selon l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), mouvement anti-esclavagiste créé en 2008, les esclaves représenteraient aujourd’hui jusqu’à 20% de la population mauritanienne.

Pour ces militants, la pratique de l’esclavage resterait profondément ancrée dans les mentalités. Selon le rapport de Walk Free, « la condition d’esclave se transmet à travers les générations. (…) Les esclaves peuvent être achetés, vendus, loués ou offerts comme cadeaux. (…) Ils n’ont le droit de rien posséder et sont eux-mêmes considérés comme des biens. » Réduits à l’état de marchandises, ils n'ont pas droit à l'école, à l'héritage, aux terres. Ils ne peuvent ni se marier ni divorcer sans la permission de leur maître auquel ils doivent une obéissance totale. Les femmes esclaves, soumises aux désirs de leurs supérieurs, font quant à elles l’objet de violences sexuelles répétées.

« Les populations arabo-berbères minoritaires tiennent, depuis toujours, les rênes du pays. L’esclavage des négro-mauritaniens est inscrit dans leur mode de vie. La grande majorité des dirigeants, des hommes politiques aux militaires en passant par les magistrats, ont des esclaves. Aucun n’a donc intérêt à défendre l’éradication de cette pratique » explique Biram Ould Abeid, le très charismatique président de l’IRA, figure de proue des abolitionnistes mauritaniens récompensé par le prix des droits de l’homme des Nations Unies en décembre 2013.

Au secours « Madiba »

Ces oppositions communautaires à l’origine de l’esclavage ont d’ailleurs bien souvent dégénéré en violences. Les pionniers des mouvements anti racistes en témoignent encore la rage au ventre. Emprisonné de 1986 à 1990 au terrible « mouroir de Walata », Ibrahima Moctar Sarr dirige aujourd’hui le principal mouvement des descendants d’esclaves, l’Alliance pour la Justice et le Développement (AJD) représenté au parlement. En 1996, ce militant non violent adressait une longue missive à Nelson Mandela surnommé « Madiba », alors président de l’Afrique du Sud. « Madiba », en 1974, j’avais été surpris par la police pendant que j’apprenais à lire et écrire dans ma langue maternelle. Alors, j’ai été jugé et j’ai bénéficié d’un non-lieu. Pour ma deuxième arrestation cette fois-ci, j’ai été d’abord enfermé dans la prison civile de Nouakchott où nous avons connu mes camarades et moi, une période de réclusion totale (…) Nous avions seulement rédigé « Le Manifeste du Négro-mauritanien opprimé » : un solide réquisitoire contre la domination des Maures blancs, les « Beydanes », sur l’ensemble des noirs de Mauritanie. Nous avions été arrêtés par des Beydanes, gardés par des Beydanes et jugés par des Beydanes et nous étions tous des négro-africains. La sentence maximale pour un tel délit : cinq ans de réclusion totale. Après un an et demi passé dans la prison de Nouakchott, nous avons été parqués comme des animaux dans un camion remorque pour parcourir 1300km vers le Nord-Est, dans la région la plus inaccessible du pays. Au fort de Walata, où lui et ses compagnons sont alors torturés, quatre militants anti-esclavagistes trouvent la mort dont le célèbre écrivain poète Tene Youssouf Gueye, le beau-père d’Ibrahima Sarr. « Dans mon salon, poursuit-il dans sa missive à Nelson Mandela, traine une belle photo de toi car je pense que les Africains n’ont plus besoin d’aller chercher un modèle. Tu incarnes toutes les luttes pour la libération de l’homme et des peuples. Tu es l’espoir du dialogue humain et le symbole vivant de la capacité de l’homme à réaliser les rêves impossibles (…) Je te demande d’être attentif à notre lutte ici en Mauritanie et d’apporter ta contribution en tant que combattant pour la liberté et en tant que chef de l’Etat le plus puissant d’Afrique, pour que le racisme et l’esclavage disparaissent à jamais de mon pays. » 

Equation ethnique

Lorsqu’un conflit violent à résonnance ethnique éclata entre le Sénégal et la Mauritanie en 1989, les élites maures profitèrent des troubles pour lancer en Mauritanie une épuration ethnique sans précédent. La police, aidée par des milices, massacra des centaines de noirs tout en en déportant soixante mille autres vers le Sénégal et le Mali. De là la formidable fracture qui mine encore la société mauritanienne et le communautarisme, désormais inscrit dans les gènes de la vie politique nationale. L’arrivée au pouvoir du président Mohamed Ould Abdel Aziz en 2009 à la suite d’un coup d’Etat n’a rien changé. « Les blancs se disputent le gâteau, et nous, nous ne sommes pas partie prenante à leurs arrangements » pointe Ibrahima Sarr.

Il a fallu attendre 1981 pour que l’esclavage soit officiellement aboli en Mauritanie. Et encore, l’esclave ne pouvait s’affranchir qu’en rachetant sa liberté, parfois même à plusieurs « maîtres ». C’est seulement en 2007, sous la présidence de Sidi Ould Cheikh Abdallah, le seul chef d’Etat démocratiquement élu dans l’histoire de la Mauritanie, que l’esclavage est enfin qualifié de faute pénale.

Depuis, selon Biram Dah Abeid, seule une peine aurait été appliquée. Elle concerne une femme, maître de deux enfants esclaves, condamnée à deux ans de prison. La coupable a cependant été libérée après intervention du gouvernement a déclaré Biram Dah Abeid. Outre les réticences du pouvoir à changer la donne, de nombreux obstacles empêchent l’application de la loi. Selon le rapport de Walk Free, « il est difficile pour les victimes d’avoir accès à la justice. Ils doivent prouver leur condition d’esclave et aucune instruction ne peut être lancée tant qu’elles n’ont pas porté plainte elles-mêmes. Les ONG n’ont pas le droit, par exemple, de se porter partie civile. » Pour les victimes, souvent illettrées et ignorantes de leurs droits, ces conditions transforment les démarches juridiques en véritable parcours du combattant.

L’alliance avec les Maures

Pointées du doigt pour leur non application, les lois mauritaniennes ont au moins eu le mérite de mettre sous le feu des projecteurs plusieurs personnalités de la société civile en lutte contre l’esclavage. Le président de « SOS Esclaves », Boubacar Ould Messaoud, est pour beaucoup dans le vote du texte de 2007. En 1998, alors que la Mauritanie vivait sous la férule du président Ould Taya, ce militant courageux avait été emprisonné après une intervention sur France 3 pour dénoncer l’esclavage. Les Américains l’avaient défendu, alors que les Français avaient été nettement plus discrets. Jacques Chirac, alors président de la République, était au mieux avec le président Ould Taya dont il chantera les louanges dans ses mémoires. « La France coloniale s’est appuyée sur les grandes familles maures, explique volontiers le président de SOS Esclaves. Elle s’est tenue longtemps en retrait sur le problème de l’esclavage ».

Les négro-africains ne sont pas rancuniers. La plupart ont soutenu le principe de l’intervention française au nord du Mali. Les Touaregs islamisés sont doublement ressentis comme des adversaires par les descendants des anciens esclaves. Comme Touaregs, ils appartiennent aux ethnies blanches hostiles, alliées des Maures. Comme islamistes, ils adhèrent à une doctrine coranique qui a cru faussement prétendre justifier l’esclavage par l’enseignement du Prophète.

Les marabouts, voici l’ennemi

Plus récemment, une nouvelle génération de militants a émergé, à l’origine de l’IRA. Pour faire connaître ses revendications méconnues à Paris, le mouvement avait organisé, le 12 juin 2013, un débat à l’Assemblée nationale française. Un des organisateurs, Diko Hanoune, dressa un tableau terrible de la situation de la communauté Haratine. Ces descendants d’esclaves noirs que les Maures avaient arabisé pour les assimiler à leur communauté représenteraient plus d’un tiers de la population mauritanienne. « On les jette à la rue en leur lançant : « Vous êtes libres. » Mais que peuvent-ils faire de cette liberté ? Rien, sauf rester sous la protection du maître. Pourquoi les autorités mauritaniennes ne font-elles rien pour commencer à régler le problème ? (…) Quelle image positive a un pays qui est construit sur du faux et usage de faux seulement ? ». En s’adressant au représentant de l’ambassade de Mauritanie présent à cette réunion, le militant lui lance : « Vous allez continuer à nous chanter, berner avec vos histoires qu’il existe des lois donc l’esclavage n’existe plus ? Il faut être ignorant pour croire à vos sornettes. Il n’y a jamais eu de centres d’accueil et de formation pour les esclaves, pas d’écoles en leur faveur, pas même de centre de santé. »

Quoique moins connues, des formes de domination brutales entre populations noires existent également. Selon D. Hanoune, « les tribus sont régies par des systèmes de castes. Dans les communautés « peuls » ou « soninkés », le pouvoir conféré à un chef de tribu ou à un marabout leur donne un titre de noblesse qui les autorise posséder des esclaves. Ils peuvent alors décider du sort des membres des castes inférieures, leur interdire de se marier avec des personnes appartenant à d’autres castes, leur bloquer l’accès aux terres etc. »

Le directeur du journal Le Calame, Ahmed Ould Cheikh, est revenu, lui, sur la misère sociale des Haratines. « Il s’agit de se battre pour une émancipation véritable. » Et d’ajouter : « Mes propres parents ont été des esclavagistes, l’abjection était générale. » Dans cette assemblée, l’autocratique était de mise : « Au fond de nous, lance un participant, nous restons convaincus de la hiérarchisation des races. Il faut se faire violence pour quitter ces schémas archaïques. » Dans des interventions argumentées, toujours passionnées, la centaine de militants présents réclama l’application effective de la loi de 2007, l’accès des Haratines aux terres arables, la fin de l’apartheid qui existe encore dans les cimetières où maîtres et esclaves sont enterrés séparément.

Le jour de cette manifestation à l’Assemblée, la France officielle n’était représentée que par un seul élu. Maigre pioche ! Le député UMP de l’Oise Jean-François Mancel présidait la manifestation. Ce dernier s’était surtout fait connaître en décembre 2007 pour avoir rempli son Caddie dans une grande surface en prélevant quelques subsides sur le budget du conseil général de l’Oise. Pourquoi cet intérêt soudain pour l’esclavage en Mauritanie, où il ne s’est jamais rendu ? « J’avais juste souhaité, explique Jean-François Mancel, rendre service. Un ami mauritanien, radiologue à Compiègne, m’a demandé de lui donner un coup de pouce pour organiser une réunion. Je lui ai rendu volontiers service. »

Pour avoir brûlé publiquement des interprétations erronées du Coran jugées scélérates, les militants anti-esclavagistes de Mauritanie, dont Biram Dah Abeid, ont été jetés en prison. Qui a protesté ? Personne, en tout cas à Paris. « Notre mouvement, explique Biram Dah Abeid, est une forme de dissidence idéologique et religieuse, dans un environnement où les droits individuels ne sont pas reconnus et où le droit est inspiré par des écrits qui datent d’au moins six siècles. »

Biram Dah Abeid explique : « toute la classe politique qui dirige le pays a crié au sacrilège, à l’apostasie et a demandé la peine de mort contre nous, lorsque nous avons brûlé les livres négriers. » Et d’insister : « En réalité, ce sont les marabouts qui façonnent l’opinion mauritanienne, ce sont eux qui sont à l’avant-garde pour maintenir l’esclavage et l’intolérance. » « Les marabouts, dans sa bouche, usent de cet islam salafiste et rétrograde qui justifie le maintien d'un ordre social fondamentalement inégalitaire.

societe - Par Nicolas Beau et Thalia Bayle - Publié le 12 Mai, 2014