C’est l’un des secrets les mieux gardés de la crise migratoire de ces deux dernières années : qu’en pensent les dirigeants africains, dont le continent est concerné au premier chef ? Que leur inspire cet exode clandestin et trop souvent mortel vers le Nord, où les jeunes Africains en quête d’emploi se mêlent, au gré des passeurs, aux Syriens, Afghans et Irakiens qui fuient la guerre ?

Au nord, les responsables politiques européens se déchirent publiquement sur la question de l’accueil de ces centaines de milliers d’errants imprévus. Au sud, les dirigeants communient dans le silence. « Le silence des chefs d’Etat africains est un scandale », concédait en avril le président guinéen, Alpha Condé, rare habitué des coups de gueule, interviewé par notre collègue Cyril Bensimon. « Le monde s’émeut et ils se taisent. Il faut que l’Union africaine réagisse. » Deux mille morts plus tard, on attend toujours la prise de position de l’Union africaine. Parmi les dix premiers pays de départ de la vague actuelle de migration identifiés par Frontex, l’agence européenne de contrôle des frontières, figurent pourtant trois pays africains – le Mali, le Nigeria et le Sénégal – qui ne sont ni ravagés par la guerre comme la Syrie ni des goulags à ciel ouvert comme l’Erythrée.

« Ne sous-estimez pas le potentiel de l’Afrique, ne surestimez pas la capacité d’accueil de l’Europe »

L’un de ces dirigeants a rompu le silence, jeudi 10 septembre, à Abidjan. Peut-être parce qu’il est depuis peu le premier ministre d’un pays, le Bénin, qui ne participe pas à cet exode vers l’Europe, peut-être parce que, béninois et français, il est lui-même des deux côtés de la Méditerranée, peut-être parce que son passé d’historien de l’économie lui donne plus de recul. Invité de la conférence Les Débats du Monde Afrique dans la capitale ivoirienne, Lionel Zinsou a souligné que la migration est, d’abord, un phénomène intra-africain plutôt qu’une invasion de l’Europe. « L’Afrique est surtout en mouvement vers elle-même », observe-t-il. Les Béninois, par exemple, sont dix millions au Bénin, un million au Nigeria et 800 000 en Côte d’Ivoire.

Ce que décrit aussi l’ancien banquier d’affaires européen devenu premier ministre béninois, c’est la faillite des gouvernements d’Afrique qui n’ont ni anticipé l’explosion démographique du continent ni fait le « diagnostic du chômage des jeunes diplômés ». Quelle « crédibilité », demande-t-il, peuvent aujourd’hui avoir ces dirigeants auprès d’une jeunesse qui a été « la sacrifiée de la croissance » ? C’est pourtant cette même jeunesse africaine qui explose de créativité et d’esprit entrepreneurial. Mais les mythes ont la vie dure : les jeunes diplômés africains pensent toujours trouver plus facilement du travail en Europe qu’en Afrique. Ce sont eux qui partent, « les entreprenants, les plus courageux, pas les miséreux », relève Lionel Zinsou. Le message qu’il leur adresse est à la fois simple – « Restez ici, parce que l’avenir de l’Afrique, c’est ici et maintenant » – et lucide : « Ne sous-estimez pas le potentiel de l’Afrique, ne surestimez pas la capacité d’accueil de l’Europe. »

Retour au pays des élites

C’est ce moment délicat où l’Afrique est en train de changer, sans que la perception de ce changement ait pénétré tous les esprits africains. La perception, pourtant, en est suffisamment forte à l’extérieur pour avoir amorcé au sein de la diaspora une vague opposée à celle de l’exode, une vague retour. L’artiste Pierre-Christophe Gam constate un mouvement de retour au Cameroun, depuis cinq ou six ans : « Il y a un vrai changement, c’est l’Afrique qui se regarde différemment. »

 

Le retour de ces élites de la diaspora qui ont étudié puis réussi à l’étranger et font le pari de mettre leur expertise au service de leur pays d’origine joue aujourd’hui un rôle majeur en Afrique. Des pays comme le Maroc, le Nigeria, le Ghana ou l’Afrique du Sud ont mis en œuvre des politiques d’incitation au retour de ceux que l’on appelle, en Afrique anglophone, les « returnees » ou les « repats ».

Au fatalisme de l’Afrique a succédé l’optimisme de l’Afrique

Ce qui fait sauter le pas à ces élites maintenant, c’est « le sentiment que tout est possible en Afrique », assure Lionel Zinsou. Au fatalisme de l’Afrique (« il n’y a pas d’eau, il n’y a pas d’électricité, il n’y a pas de routes », donc on ne peut rien faire) a succédé l’optimisme de l’Afrique (« il n’y a pas d’eau, il n’y a pas d’électricité, il n’y a pas de routes », donc il y a autant d’opportunités). Un taux de croissance du PIB cinq fois supérieur à celui de l’Europe, une croissance démographique que l’économiste Thomas Piketty présente comme un atout et non plus comme un fléau, l’explosion des télécommunications et de la téléphonie mobile, un dynamisme entrepreneurial qui entre en collision avec la corruption et la bureaucratie : l’Afrique est devenue le continent de tous les possibles.

Rebecca Enonchong, énergique Camerounaise émigrée aux Etats-Unis où elle a créé sa première entreprise, a fait le chemin du retour, pour investir dans le numérique. Elle cite sans complaisance les écueils du retour, le « rejet » de ceux qui reviennent, riches, par ceux qui sont restés, pauvres, la nécessité de « réapprendre son pays » : elle, ça lui a pris deux ans. Mais elle bout toujours d’impatience, lasse d’entendre vanter « l’Afrique de demain » : pourquoi attendre demain ? Pour elle, l’avenir c’est aujourd’hui.

Lionel Zinsou aussi réapprend le Bénin, où il affronte le sentiment d’être « blanc en Afrique après avoir été noir en France pendant soixante ans ». Pour lui, la diaspora, qui, étymologiquement, veut dire dispersion, c’est d’abord une « blessure » ; le retour, il le sait, n’est « jamais accueilli sans arrière-pensée ». Mais le retour est aussi « une revanche sur le destin ». Sa revanche à lui, c’est la conviction que « l’Afrique va étonner le monde ». En l’écoutant, Rebecca Enonchong, la battante, a l’impression de revivre son propre retour.

Par Sylvie Kauffmann