L’Afrique connait une croissance économique et démographique sans précédent. Pour accompagner au mieux ces potentialités, l’AFD vient d’adopter une nouvelle stratégie d’intervention en Afrique Subsaharienne. Rencontre avec Yves Boudot, directeur du département Afrique, qui présente le Cadre d’Intervention Régional (CIR) 2014-2016 de l’AFD.

Qu’est-ce qu’un cadre d’intervention régional ?

L’idée d’un cadre d’intervention régional, c’est de nous donner un cap, une feuille de route pour nos interventions dans l’ensemble des pays où nous sommes présents. L’Afrique subsaharienne compte 49 pays, et nous sommes actuellement actifs dans 36 d’entre eux à travers notre réseau de 24 agences et 4 bureaux. Le « CIR Afrique 2014-2016 » nous permet d’anticiper sur le fonctionnement à la fois sectoriel, volumétrique, opérationnel de notre réseau et sur les concours que nous allons pouvoir octroyer pendant cette période.

Ce document porte sur trois années. Il comprend d’abord une partie sur le bilan de la stratégie mise en œuvre pendant les années précédentes, puis nous permet de réfléchir aux grands enjeux sur le développement du moment et de demain. Contrairement aux autres bailleurs bilatéraux (qui fonctionnent à partir d’enveloppes d’intervention prédeterminées et de secteurs d’activités arrêtés lors de réunions « politiques » préalables), l’AFD discute directement avec les contreparties nationales. Il y a bien sûr un certain nombre de grands secteurs d’activité sur lesquels nous souhaitons être présents. L’objectif est donc d’essayer de croiser une offre et une demande. Nous recevons des requêtes et nous discutons avec les contreparties. Cela prend du temps, et c’est là où il important d’avoir un document de cadrage, une stratégie qui permette de dire très clairement : « on ne va pas se lancer dans tel ou tel financement, car ce n’est pas dans nos priorités et nos objectifs ».

Comment ce cadre stratégique est-il élaboré ?

Yves Boudot :

Notre stratégie ne doit pas être une théorie conceptuelle qui vient d’en haut, à la fois sur le plan hiérarchique et sur le plan géographique : elle doit tenir compte de ce que nos contreparties ressentent et proposent, et donc des attentes du terrain. Nous avons mis en place un processus qui nous permet de travailler avec nos partenaires du Sud, et de savoir comment ils nous perçoivent et ce qu’ils attendent d’un bailleur comme l’AFD.

C’est intéressant de voir, par exemple, que l’un de nos principaux atouts, aux yeux de nos partenaires, c’est la proximité, l’écoute, et je dirais l’adaptabilité. Nous ne sommes pas dans une démarche binaire du type : c’est oui ou c’est non. Nous essayons de trouver des solutions. Nous ne sommes pas le bailleur qui apporte le plus de zéros, où qui fait le plus de bruit médiatique, mais dans un certain nombre de pays nous sommes souvent celui qui est le plus proche des demandes et des sollicitations des contreparties ; de par notre réseau, de par notre histoire et de par la longévité des opérations.

Nous travaillons sur un continent où les pays ont des niveaux de ressources très différents les uns des autres, avec un écart de revenus par tête très élevé. Le Burundi c’est 300 dollars par habitant, la Guinée équatoriale c’est 13.000 dollars !

L’élaboration du CIR est un exercice de cadrage, pas un exercice de programmation. Ce qui est important, c’est la réalité des évolutions concrètes des pays et la transformation des demandes d’investissement en projets éligibles à nos financements.

Une fois cette stratégie adoptée, comment l’AFD choisit-elle les projets qu’elle finance ?

Yves Boudot :

Le cycle du projet est parfois extrêmement long. Ce n’est pas « un plat préparé et instatantané » ! Les études d’avant-projet sont déterminantes. Il faut obtenir des études de faisabilité, avant d’aboutir à quelque chose qui est « évaluable ». Imaginez que l’on soit sollicité sur un programme d’éducation primaire dans une région reculée au Sénégal oriental. Pourquoi un tel projet ? Parce que les indicateurs montrent que le TBS (taux brut de scolarisation) y est plus bas qu’ailleurs, car souvent il n’y a pas d’homogénéité statistique dans un pays, et, généralement, plus on est loin de la capitale, plus les indicateurs socio-economiques sont faibles. Pour construire une école au bon endroit, là où il y a un véritable besoin, il faut donc une étude de pré-faisabilité, une cartographie des écoles et du nombre d’enfants, des chiffres et des données sur un tas de choses : est-ce qu’il faut réhabiliter une école existante ou en construire une nouvelle, à quel endroit, etc. ? Ensuite, il faut savoir où on va installer les classes, par rapport au soleil, un point d’accès à l’eau, peut-on mettre des toilettes, doit on construire des logements pour les professeurs ? Et ainsi de suite.

Tout cela pour dire que la « maturation » des projets prend du temps. En ce moment même, les divisions techniques de l’AFD travaillent à la fois sur le programme 2014, et sur des études qui préparent les projets de 2015-2016. Et bien sûr, ça ne marche pas à tous les coups, il y a des projets morts-nés.

Nous avons beaucoup de projets qui durent au total entre 5 et 8 ans. C’est un chemin long, que nous faisons avec nos contreparties. On ne claque pas des doigts et, en Afrique, on ne se lève pas le matin en déclarant : « Tiens, je vais faire un projet dans tel ou tel domaine. » Ce n’est pas comme cela que ça se passe.

Quels sont les grands axes de la stratégie d’intervention de l’AFD en Afrique Subsaharienne pour 2014-2016 ?

Yves Boudot :

La stratégie de l’AFD en Afrique Subsaharienne doit contribuer à un développement inclusif et durable. Elle contient deux objectifs stratégiques : la lutte contre la pauvreté et la promotion d’une croissance durable. Il y a deux éléments majeurs dans notre CIR : la durabilité et l’inclusivité. La durabilité, c’est véritablement un socle commun pour tout ce que nous souhaitons mettre en œuvre. L’inclusivité, c’est, à notre mesure, participer à combler une partie des écarts qu’on peut constater dans les pays. Je suis frappé par le fait que malgré la croissance il y a de plus en plus de fractures - qu’elles soient religieuses ou économiques - à l’intérieur même des villes, des pays, des régions. On voit bien, par exemple, que les zones maritimes sont souvent beaucoup plus développées que l’intérieur des pays, que tout ce qui est urbain est évidemment plus développé que les campagnes. L’Afrique a un réel besoin de ce que nous appelons, en France, « l’aménagement du territoire ». Bien sûr, il y aura toujours des écarts ; la géographie fait qu’il y a des écarts innés. Mais il est important qu’une politique de l’Etat puisse tenter de réduire ces distorsions par un certain nombre d’actions volontaristes. Et l’un des rôles des bailleurs de fonds, c’est d’accompagner ces politiques. Evidemment, c’est plus facile à afficher qu’à réaliser, car il est beaucoup plus compliqué d’intervenir dans les zones éloignées. Cette notion d’inclusivité va être très importante dans le futur pour toutes nos interventions, que ce soit en prêts ou en subventions.

Un autre des points transverses de ce CIR est la composante genre, la volonté de systématiser, dans quasiment tous les programmes, des composantes dédiées aux femmes ou aux jeunes filles. Il en va de même des « cobénéfices climats » que nous recherchons dans nos projets. En Afrique, nous avons des programmes qui, de par leur nature, ne peuvent pas avoir aisément un cobénéfice climat. C’est à nous d’essayer de convaincre nos partenaires, de leur rappeler que nous avons des obligations vis-à-vis de nos pouvoirs politiques en France. C’est dans le cadre du dialogue, dans le montage des projets, que nous pouvons avancer sur ces thématiques-là.

Enfin, notre nouvelle stratégie Afrique se distingue par sa volumétrie. Comme nos financements ont atteint en 2013 le volume record de 2,8 milliards d’euros, nous prévoyons un volume d’activité de 9,2 milliards d’euros sur la période 2014-2016.

Quelle est la situation du continent africain et les grands défis qu’il rencontre ?

Yves Boudot :

Les nouvelles de l’Afrique sont plutôt bonnes ! Mais il faut rester attentif aux mouvements.

La décennie écoulée a été très belle pour l’Afrique, sur le plan économique et sur le plan démocratique. Il y a eu beaucoup de progrès. Il y a eu également, de la part de la communauté internationale, un énorme effort d’annulation de la dette qui a permis une reprise de l’investissement public, et des taux de croissance retrouvés pour un certain nombre de pays -croissance tirée aussi par des découvertes minières, pétrolières, gazières. Sur le plan agricole également, il y a eu aussi de belles avancées.

En revanche, on est encore très loin de la transition démographique. Le gros avantage c’est qu’on peut désormais parler de démographie en Afrique, ce n’est plus un tabou. C’est bien de pouvoir en parler sans que cela soit perçu comme une ingérence du Nord vers le Sud. C’est un très beau progrès.

L’autre grande question, c’est le sujet de la ville. Que sera Lagos en 2050 ? Je n’en sais rien. Aujourd’hui beaucoup de villes africaines sont dans des situations urbanistiques peu favorables. Il doit y avoir des réponses rapides en terme d’aménagements publics. C’est le cas par exemple à Dakar avec le lancement de l’autoroute urbaine à péage. Il n’y a pas de fatalité à avoir des villes africaines chaotiques. Il peut y avoir une inversion, entre autres grâce à l’émergence des classes moyennes. La classe moyenne africaine, c’est plusieurs centaines de millions de personnes qui sont connectées et qui ont développé une forme de contrôle démocratique de la vie politique. C’est cela le ferment du changement et c’est extraordinairement important.

Bien sûr, il y a d’autres risques, le fondamentalisme islamiste, le terrorisme… Il ne faut surtout pas prétendre que tout est rose mais, comme le disent certains historiens, il n’y a jamais eu aussi peu de conflits entre pays en Afrique.

Aujourd’hui, les fondamentaux économiques sont globalement très favorables. Le problème, c’est l’éventuelle non-durabilité et la non-inclusivité de la croissance. L’Afrique est en croissance mais les Africains ne la sentent pas toujours. Il n’y a pas suffisamment d’emplois formels. Si nous prenons l’exemple d’une plateforme pétrolière en mer à 80 km de Pointe-Noire, on ne peut pas dire que cela génère des créations d’emplois à la hauteur des transactions qui sont suscitées par l’exploitation du pétrole. Et voilà le principal défi à venir : l’emploi des jeunes et la nécessité d’avoir une économie inclusive.