Après la déferlante constituée par le traitement judiciaire de Nicolas Sarkozy et son intervention au journal de 20h, il faut y revenir tant les sujets sont imbriqués, et recèlent tous les poisons de la vie publique française.

Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République, a donc été placé en garde à vue pendant 15 heures dans les locaux de l'Office central de lutte contre la corruption, avant d'être déféré dans la nuit devant les juges Simon et Thépaut, qui lui ont signifié sa mise en examen pour "corruption active", "trafic d'influence actif" et "recel de violation du secret de l'instruction". Il est allé ensuite au Journal de 20h sur TF1 et Europe 1 pour dire son indignation.

De ces trente six heures, on peut tirer des leçons d'ordre judiciaire et des enseignements d'ordre politique. Sur le plan judiciaire, les histoires qui cernent Nicolas Sarkozy sont nombreuses. Jusqu'ici, nulle preuve ne permet de dire qu'elles sont fondées.

1) Dans l'affaire dite de Karachi, où il est soupçonné d'avoir touché de l'argent libyen pour financer sa campagne de 2007, il n'y a pour l'heure aucun fait direct, sinon des confidences d'individus qui ne sont pas, a priori, des témoins de moralité.

2) Les fameuses écoutes qui lui valent ces ennuis: la loi les autorise pendant 4 mois renouvelables. Est-il normal de reconduire indéfiniment ce système d'écoutes de personnalités (7 mois pour Nicolas Sarkozy) sans aucun contrôle de leur légitimité ? Ajoutons que rien de palpable n'étant trouvé sur Kadhafi, on a changé de motif et l'affaire Bettencourt est venue remplacer le dictateur libyen.

Beaucoup de citoyens écoutés sans limite dans le temps, finiront bien par laisser filtrer quelque chose: un petit écart fiscal, une présomption d'emploi fictif, des PV impayés, une fraude à la sécurité sociale, une employée de maison non déclarée, que sais-je? Faut-il mettre sur écoute les citoyens pendant des mois jusqu'à ce qu'on déterre des affaires plus ou moins nettes? L'idée fait froid dans le dos. Il y va de la liberté de chacun d'entre nous au moins autant que de celle de Nicolas Sarkozy. La loi certes le permet, mais si la loi est abusive, il faut la changer. La France a été condamnée en ce domaine plusieurs fois par la Cour européenne des droits de l'Homme. Ce que sait bien d'ailleurs le même justiciable qui aujourd'hui s'en indigne. Il ne tenait qu'à lui de supprimer ce type d'écoutes; comme président de la République, il avait cinq ans pour changer la loi, il ne l'a pas fait.

 

3) La garde à vue : beaucoup d'avocats et de magistrats admettent qu'elle est exagérément employée et que des individus peuvent être mis en garde à vue à tout moment et pour n'importe quoi. En ce qui concerne les personnalités publiques, Slate.fr faisait remarquer que Alain Carignon, Gérard Longuet, Michel Roussin, Isabelle Balkany, Jean-Noël Guérini, Claude Guéant ou Dominique de Villepin, entre autres, ont fait l'objet de mesures de garde à vue pendant ou après leur mandat. Les gardes à vue, comme les écoutes téléphoniques, ont d'ailleurs augmenté considérablement dans les dernières années. C'est bien sous le règne de Nicolas Sarkozy, d'abord au ministère de l'Intérieur puis à la présidence de la République, que le nombre de gardes à vue, en France, a explosé, en passant de 300.000 en 2001 à plus de 600.000 en 2011 comme l'a rappelé Bruno Roger-Petit dans Le Plus du Nouvel Obs. Nicolas Sarkozy a peut-être raison de se plaindre, mais oublie-t-il qu'il est victime de mesures qu'il a lui même établies ou confirmées?

4) Cela dit, c'est vrai, cette garde à vue aurait pu être évitée. Si le système est d'ailleurs désormais réformé par Madame Taubira, c'est là aussi pour se conformer aux demandes répétées de la Cour européenne des droits de l'Homme. On aurait donc pu entendre Nicolas Sarkozy en audition libre, ou directement dans le bureau des juges, comme l'a si brillamment écrit Daniel Soulez Larivière dans les colonnes du Huff Post. On pouvait aboutir au même résultat sans pour autant ajouter à la procédure des mesures humiliantes. Et là, Nicolas Sarkozy marque un point, on a voulu le rabaisser.

5) On touche d'ailleurs à un sujet qui fait débat: un ancien Président est-il un justiciable comme les autres? Il est vrai que dans la vie courante d'une après-Présidence, il ne l'est pas: il dispose notamment d'un secrétariat et de moyens de protection à vie, qui font de lui un citoyen à part. De plus, ajoutent ceux qui défendent l'idée qu'une haute fonction, même révolue, dispense un statut différent, il faut être conscient qu'une garde à vue comme celle de cette semaine a des conséquences sur la vie publique, sur l'image d'un pays, sur l'écho que lui donne la presse internationale, qui dépassent celles qui affectent un citoyen lambda.

Pour autant un tel argument semble difficilement recevable. On ne peut pas accepter l'idée d'une justice à deux vitesses, ni qu'un ancien Président soit traité différemment de n'importe lequel de ses compatriotes, à moins de mettre le doigt dans un engrenage discutable: à partir de quel moment, de quelle fonction un ancien dignitaire de l'Etat pourrait-il se prévaloir d'un traitement particulier? On peut d'ailleurs soutenir l'argumentation exactement inverse: un citoyen important doit supporter les inconvénients à la mesure de ce qu'est, ou de ce que fut, sa puissance: le mensonge d'un citoyen américain ordinaire ne vaut pas une mise au pilori mondiale. Celui de Clinton sur ses affaires de mœurs a failli le faire destituer. Le prestige que confère une fonction se paiera donc plus cher dans l'adversité. Ce qui revient à dire, comme l'écrivait Le Monde jeudi 3 juillet, qu' "être dépositaire de l'intérêt général du pays, ou aspirer à le redevenir, suppose une exemplarité incontestable".

 

6) En ce qui concerne les chefs de mise en examen, la justice dira ce qu'il en est de ceux de corruption active ou de trafic d'influence actif. Mais il en est un, celui du "recel du secret de l'instruction", qui prête à sourire, sinon à pleurer! Ce secret que tout le monde invoque, n'existe plus depuis longtemps et est violé tous les jours: par les policiers, par les avocats, par les journalistes, par les magistrats, par les justiciables eux-mêmes. Les PV des auditions des personnalités du monde des affaires, de la politique ou du spectacle sont publiés intégralement dans les journaux, et parfois même faxés, par ceux qui y ont accès, directement dans les rédactions, aux fins de manipuler les autres protagonistes, de fragiliser les personnes entendues, de faire plaisir à des journaux, ou simplement de déstabiliser la société. Difficile de mettre en cause Nicolas Sarkozy pour un délit qui se retrouve chaque jour à la une des journaux.

En conclusion provisoire de ces épisodes judiciaires, on peut donc soutenir que Nicolas Sarkozy est bien un citoyen comme un autre. Il n'était pas pour autant nécessaire de le mettre sur écoutes si longtemps et en garde à vue de façon si vexatoire. Il est certain que les juges lui en veulent de la façon dont il les a traités pendant son mandat. Il n'est que de revoir la vidéo que le Huff a ressorti sur les magistrats-"petits pois" pour voir avec quel mépris et quelle désinvolture il parle d'une institution qu'il n'a jamais estimée. Ca peut s'appeler l'arroseur arrosé.

C'est alors que survient la seconde secousse de cette semaine extra-ordinaire, celle des conséquences politiques. Nicolas Sarkozy a voulu attaquer avec force, pour marquer des points très vite, faire passer au second plan les mesures avilissantes dont il a fait l'objet, et déplacer le débat du terrain judiciaire au terrain politique. Avec une stratégie qui a jusqu'ici toujours fonctionné, celle de la victimisation: le thème de l'acharnement est un gimmick qui marche encore très bien chez les militants UMP.

Examinons les arguments employés par l'ancien Chef de l'Etat. Certains paraissent discutables.

1) Il n'est pas acceptable de s'en prendre à la couleur syndicale ou politique d'un juge auquel on a à faire. L'affiliation des juges à des syndicats politisés a été discutée en son temps. Elle est aujourd'hui acceptée. Et Madame Thépaut -puisque c'est elle qu'accuse Nicolas Sarkozy- adhérente du Syndicat de la magistrature, est reconnue par ses pairs comme une juge engagée dans la vie civique, mais scrupuleuse, impartiale et discrète.

On voit bien le scandale qu'il y aurait à réclamer des juges de droite pour des personnalités de droite, des juges de gauche pour des personnalités de gauche. La République fait avec ce qu'elle a, et les citoyens aussi. Sinon, demain ils réclameront des policiers de telle ou telle obédience politique, selon qu'ils devront surveiller une manifestation du Front National ou un défilé du Premier mai.

 

2) Il est vrai que le Syndicat de la Magistrature prend ici en boomerang son "mur des cons" où, certes, dans un local privé, avait été épinglé sur un mur, les adversaires de ce syndicat nommément désignés, parmi lesquels figurait Nicolas Sarkozy. C'est le retour à l'envoyeur: ce dernier accuse la juge précédemment citée et affiliée au Syndicat de la Magistrature d'avoir contre lui un grief plus politique que judiciaire. Ce "mur des cons" qui au départ ne fut qu'une initiative de mauvais goût, n'aurait pas pris ce tour si le Syndicat en question avait fait des excuses ou reconnu que cet affichage malheureux portait atteinte au crédit de leur institution. Ce que Philippe Bilger, ancien magistrat classé à droite, qui par ailleurs qualifie de "banalité procédurale" la mise en examen, qu'il approuve, de Nicolas Sarkozy, appelle dans nos colonnes du Huff Post la "bêtise" originelle de ces magistrats solidaires de ce mur malvenu.

3) La volonté de Nicolas Sarkozy de mettre en cause, avec une rage difficilement contenue, le gouvernement et le Président de la République, ne sert sa démonstration qu'auprès de ses militants les plus fidèles. Peu nombreux sont ceux qui pensent que le pouvoir actuel a une quelconque responsabilité dans les affaires qui tournent autour de Nicolas Sarkozy. La magistrature est en roue libre. Il faut être Nadine Morano ou Brice Hortefeux pour soutenir que le pouvoir d'aujourd'hui s'acharne à nuire à l'ancien Président. C'est un ressort puissant pour souder les militants. Mais auprès des autres? Selon le sondage BVA pour le Parisien de jeudi, 63% des personnes interrogées considèrent qu'il a été traité comme un citoyen comme les autres.

4) Deux autres arguments mis en avant dans cette intervention télévisée paraissent peu convaincants. Ainsi en est-il de la comparaison que l'ancien Président a voulu faire de son aventure malheureuse de 15 heures avec le sort réservé à Jérôme Cahuzac. Des décisions de justice attendent certainement l'ancien ministre du Budget, mais il n'y avait nul besoin à l'époque de mettre en garde à vue un homme qui avait, dans une lettre aux juges, déjà avoué son mensonge et sa faute. Il pouvait être présenté directement à la justice.

Enfin, dans la rhétorique de l'ancien Président, vouloir démontrer qu'il n'y a pas eu corruption parce que le magistrat n'a pas eu, in fine, l'avancement qu'il souhaitait, est un peu faible. La corruption si elle existe -et ce sera à la justice de dire si c'est le cas- ne se juge pas au résultat mais à l'intention.

5) Pas très crédible non plus la volonté de voir dans la réelle maladresse de Manuel Valls une collusion avec le pouvoir judiciaire. C'est vrai que le Premier ministre, sur BFM, aurait pu botter en touche, dès sa première phrase, sur la présomption d'innocence plutôt que d'attendre la seconde pour le faire, après avoir qualifié de "graves" les infractions reprochées à Nicolas Sarkozy (sans toutefois affirmer qu'elles étaient fondées).

 

Pas plausible non plus de vouloir faire de François Hollande le bras armé d'un complot contre lui en déclarant que "ses collaborateurs se sont livrés à une exploitation éhontée de mes archives (...) distribuées à toute personne qui les voulait", alors que c'est la justice qui a réclamé ces archives à l'Elysée.

6) Ces attaques de l'autre soir montraient sa détermination de combattre avec la fureur rentrée qu'on lui connaît et que n'avait pas entamée une nuit passée en garde à vue. Chapeau l'artiste, l'intervention était formellement réussie. Mais ce ton, qui était plus celui d'un candidat que d'un ancien Président, réveillait en chaque téléspectateur de vieux souvenirs d'un Nicolas Sarkozy dur, plus soucieux de punir que d'apaiser, et dont le retour -si retour il y a- promet des règlements de compte.

En effet, comme l'a écrit Geoffroy Clavel parmi les premiers, ici au Huffington Post, Sarko is back, probable candidat à la présidence de l'UMP et à la présidentielle de 2017. En tout cas, décidé à profiter pleinement du vide laissé à droite.

Il reste qu'il n'est pas certain que ses pairs le soutiennent dans ces tentatives: les seconds couteaux ont donné de la voix, mais les premiers rôles sont restés prudents. Chacun aura remarqué la modération du soutien d'Alain Juppé ou de Bruno Le Maire.

En revanche, ce qui est plus nouveau, dans l'opinion publique, c'est que Nicolas Sarkozy, plébiscité à l'UMP par 72% des personnes interrogées, n'est pas vraiment attendu par les Français puisque selon les derniers sondages (BVA-JDD ou CSA-BFMTV), ce sont selon les cas 59% ou 65% des Français qui ne souhaitent pas son retour.

7) Et c'est là qu'on arrive au nœud de l'affaire: Nicolas Sarkozy peut-il revenir au premier plan? A la présidence de l'UMP sans doute, s'il le souhaite, et même en étant mis en examen. Mais à la présidence de la République? C'est vrai qu'il reste trois ans. Trois ans pour que la droite qui a horreur du vide, se remette à désirer celui qui fut son champion. Trois ans aussi pour que la justice progresse sur l'affaire Bygmalion dont il n'a pas été question cette semaine, et qui est sans doute la plus porteuse de difficultés à terme pour l'ancien chef de l'Etat. Bygmalion, big problème.

Il ne pourra pas se contenter de dire que le Conseil Constitutionnel a approuvé après enquête ses comptes de campagne, car ce n'est pas exact. Jean-Louis Debré l'a rappelé sans ménagements: le Conseil n'a pas ce pouvoir et s'est contenté, saisi par Nicolas Sarkozy, de valider non pas les comptes du candidat, mais ceux de la Commission Nationale des Comptes de campagne. Il ne pourra pas non plus longtemps se contenter de répondre qu'il n'y a aucune infraction, alors qu'elles sont nombreuses, caractérisées et reconnues par les dirigeants de l'entreprise: fausses factures, fraude électorale, etc.

La seule question qui se posera sera alors de savoir si ces fonds de Bygmalion ont servi à financer la campagne de 2012 ou ont servi à autre chose, à X ou à Y. S'il apparaissait que les fausses factures ont été utilisées dans la campagne de Nicolas Sarkozy, ce dernier aura du mal à simplement répondre qu'il ne savait pas. N'importe quel chef d'entreprise serait responsable d'un trou dans sa comptabilité de plusieurs millions d'euros. S'il était avéré que le montant de la campagne de Nicolas Sarkozy a dépassé de 10, 11 ou 17 millions le plafond autorisé, il serait non seulement tenu lui-même pour fautif judiciairement, mais surtout politiquement: comment confier à nouveau l'Etat à un homme si dispendieux des deniers de son organisation, et si désinvolte dans leur gestion, qu'il ne s'aperçoit pas qu'il a dépensé moitié plus que ce qui est autorisé?

Nicolas Sarkozy va sans doute encore batailler contre les juges, mais il va devoir affronter une opinion publique qui manque apparemment de désir, et qui risque de finir par se poser des questions sur son sens des responsabilités, et sa conduite des affaires publiques.

Les dégâts judiciaires vont continuer, mais les dégâts politiques ont commencé.

La semaine a été mauvaise pour Nicolas Sarkozy. Excellente pour Marine Le Pen.

Anne Sinclair Devenez fan

Directrice éditoriale, Le Huffington Post